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vendredi 31 janvier 2014

Vous avez été bien sages ? Voui ? Bon alors fin du chapitre 2...

-« C’est vraiment stupide, Sénéchal. Vous auriez du m'en parler plus tôt. Je n’avais aucune intention de vous faire sentir quoi que ce soit en employant ce terme. C’est simplement le mot exact pour décrire la situation, puisque vous n’êtes ni mariés, ni pacsés, ni concubins. " Compagne " me paraissait plus approprié qu’ "amie ", compte tenu de votre âge. J’aime la précision, c’est tout. Pas une seconde je n’ai pu imaginer que ça vous pouvait vous gêner. Je vous promets d’essayer d’y faire attention, désormais. J’aimerais, en échange, que de votre côté, vous cessiez de me prêter des intentions que je n’ai pas. Si je fais quelque chose qui vous dérange, ou qui pose problème au sein de la brigade, je vous saurais gré d’avoir la simplicité de m’en faire part. Je pense que c’est une bonne méthode pour essayer d’apprendre à communiquer, vous ne croyez pas ? »

J'acquiesce d’un bref hochement de tête, un peu abasourdi par cet accès de franchise. Mais, déjà, Ferricelli poursuit :
-«  en ce qui concerne ma demande d’affectation à la crim’, je sais bien ce qui se murmure dans les couloirs. D’aucuns prétendent que c’est la marque de mon ambition démesurée, et que je lorgne sur la place du directeur. Je n’essayerai pas de vous convaincre que c’est faux, ce serait donner corps à la rumeur, qui n'en a pas besoin. C’est vrai que j’ai obtenu des résultats intéressants, à la financière. Mais c’était tellement facile que ça en devenait ennuyeux. Les meilleurs montages ne résistent pas longtemps à une analyse sérieuse. J’avais la désagréable sensation que je faisais un boulot d’expert-comptable. Or, si j’avais réellement voulu être expert-comptable, je ne me serais pas engagé dans la police. La délinquance en col blanc me débecte, Sénéchal. Le contact de ces mecs pourris de fric, et qui ne trichent que pour s’enrichir davantage me déprimait. Cette chasse là manquait par trop de variété. Toujours le même gibier, toujours le même mobile, et pratiquement toujours les mêmes méthodes. Les seules enquêtes intéressantes concernaient le blanchiment des narcodollars, mais nous agissions seulement comme unité d’expertise pour le compte des stups, ce qui est horriblement frustrant. C’est la vraie raison de ma présence ici. Le goût de la nouveauté, de la variété, et du challenge. J’ai découvert, depuis mon arrivée, que les outils modernes d’investigation sont largement sous-utilisés dans cette brigade, et je pense sincèrement qu’en les employant à bon escient, on peut en améliorer le rendement. Il ne s’agit pas, cependant, de négliger le B.A. BA du métier, et, contrairement à ce que vous semblez croire, je ne méprise pas le travail de fourmi que vous accomplissez tous ici, mais je vous crois tous beaucoup plus capables que moi de le mener à bien. Pendant ce temps-là, j’essaye de mettre au service de la brigade des moyens que vous n’utilisez pas encore parfaitement, en les adaptant à vos besoins. La préparation demande un peu de temps, mais je pense que je touche au but, et que cette nouvelle enquête me permettra de prouver le bien-fondé de cette méthode. Je compte sur vous pour faire passer ce message à tout le monde, Sénéchal. Je ne travaille pas contre vous, ni même à côté de vous, je travaille avec vous, et mieux même, pour vous."

Je me dis in-petto que face à un vrai dur, dans une ruelle sombre, son ordinateur et son discours d'homme politique ne lui seront pas d'un grand secours, et voilà qu'il me regarde fixement et poursuit : " je sais ce que vous pensez, Sénéchal. Il se trouve que je suis également expert dans l'utilisation d'une arme de poing. Un Manurhône FoxTango 380, en l'occurrence !" et il sort l'engin de sous son aisselle pour me le glisser sous le nez.

Le Manurhône FoxTango 380, je le précise pour les ignares ou les pacifistes, est un pistolet automatique de calibre 39, avec canon de 9,25 pouces, et chargeur de 18 balles dans la crosse. Il a pour particularité d'être équipé d'une queue de détente sensible comme la bite d'un éjaculateur précoce, ce qui en fait un outil remarquable au stand de tir. Dans la rue, en revanche, il est encombrant et trop délicat à contrôler. Un choix de théoricien, un fois encore. Pourtant, avec un sourire de requin d'Hollywood, Fifi poursuit : "je suis champion de France de tir instinctif avec cette arme !" Il a dit ça d'un ton mielleux, l'enfoiré. Il se délecte de l'effet produit. Champion de France de tir instinctif, c'est déjà balaise avec un revolver à canon court, mais avec une arquebuse pareille, c'est un authentique exploit ! S'il dit vrai, c'est une pointure dans le domaine, le boss. Et… Je n'ai pas l'impression qu'il bobarde, là. Il sait que la vérification est facile, et que je la ferai.

Un ange qui n'avait sans doute rien de mieux à faire ce soir traverse la pièce. Fifi reprend :" Je tiens à vous répondre maintenant sur l’autre remarque que vous me fîtes dans votre petite diatribe, à propos de ma « maladresse dans les rapports avec le personnel », c’est bien le terme que vous avez employé, je crois. »

Gêné, je regarde l’extrémité de mes chaussures. Fifi s’exprime pourtant avec la sérénité d’un conférencier légitimement interrogé par son public. On ne sent ni agressivité, ni détresse, ni d’ailleurs aucun autre sentiment, dans sa voix. Juste l’envie d’être compris. Sans attendre une quelconque réponse de ma part, il poursuit déjà.
-«  Soyez assuré que je ne vous en veux pas. Je trouve même que votre expression relève de l’euphémisme le plus doux. Je suis, je le reconnais, d’une incompétence crasse dans mes rapports avec les autres. Même avec ma chère épouse, que j’aime pourtant sincèrement. À quoi puis-je attribuer cette véritable tare ? »
Il laisse la question en suspens un court instant. Déjà, je me sens de plus en plus mal à l’aise à l’idée de devenir récipiendaire d’une confession intime, et lève la main pour signifier que peut-être… Mais ce foutu con ne me laisse pas faire.
-« Non, non, Sénéchal, allons jusqu’au bout, vidons l’abcès. Quand vous me connaîtrez mieux, peut-être parviendrez-vous à collaborer de meilleure grâce avec moi. Tenez ma maladresse pour un fait acquis, excusez-en par avance les effets, et aidez-moi à progresser, je vous le demande. J’abordais donc les causes de ce que je considère comme un véritable handicap. Ne pensez surtout pas que je me cherche des excuses, c’est d’explications dont il s’agit, car j’y ai beaucoup réfléchi, croyez-moi, tant ce défaut me pèse. Je crois pouvoir affirmer que ces raisons sont au nombre de deux. La première tient au fait que je suis le fils unique d’un couple de grands bourgeois âgés. Ma mère avait quarante trois ans, à ma naissance, et mon père dix de plus. J’ai été élevé dans un cocon d’ouate comme un être exceptionnel que ne devait surtout pas contaminer le contact avec le vulgaire. Cette obsession a conduit mes géniteurs à payer un précepteur pour m’éviter l’école, jusqu’à l’entrée au lycée. J’ai débarqué dans cet univers inconnu, avec deux années d’avance, exactement comme un explorateur découvrant une terre ignorée. Je ne vous cache pas que l’adaptation a été des plus scabreuses. Ajoutez à cela la deuxième raison, qui vit la génétique me doter d’un Q.I de cent cinquante. N’allez surtout pas croire que je me vante, Sénéchal. Cette… caractéristique est bien souvent lourde à porter. Dans mon cas, elle n’a fait que renforcer mon isolement. J’ai traversé mon adolescence avec une étiquette de phénomène de foire collée sur le front, et il m'arrive bien souvent de penser qu'elle y est encore !"
Ferricelli a légèrement perdu le contrôle, en prononçant ces derniers mots plus fort qu'il ne l'aurait voulu. Il s'en fait déjà le reproche, et, dans un geste de fatigue, se pince le haut du nez entre deux doigts. Je ne sais foutre pas quoi répondre, et me contente de se maintenir en équilibre, les fesses juste au bord de la chaise, prêtes à obéir à l'ordre de dégager au plus vite. Mais mon supérieur reprend déjà, dans ce style particulier qui lui voit souvent faire à la fois les demandes et les réponses :
-" C'est assez pour ce soir, Sénéchal. Vous pouvez y aller. N'oubliez pas ce que je viens de vous dire, mais je vous saurais gré de garder ça pour vous. Quoique… Après tout, faites comme bon vous semble. Vous paraissez manifestement plus doué que moi pour les rapports humains. Bonsoir Sénéchal. Mes amitiés à votre comp… A votre … A votre quoi ? Bordel ! Comment faut-il donc que je la désigne ?
- elle s'appelle Maud, monsieur. Ce serait une assez bonne façon de la "désigner", comme vous dites.
- Mais nous n'avons pas été présentés !
- Ah oui, c'est vrai. Peut-être, en ce cas, pourriez-vous dire simplement « votre femme », jusqu'à ce que nous régularisions cette situation ?
- C'est ça, foutez-vous de ma gueule, à présent ! Ne protestez pas, il y avait de l'ironie dans votre voix.
- C'est vrai, monsieur, il y en avait un peu. Ne le prenez pas en mauvaise part. C'est la première fois que je me laisse aller à vous parler comme à une personne… normale.
- D'accord, je prends ça comme un début de progrès. N'en profitez tout de même pas trop. Et filez, maintenant. Je ne voudrais pas que cette personne, sûrement pleine de qualités, puisqu'elle vous supporte, puisse penser que je la prive indument de votre présence.
- Bonsoir, monsieur.
- Bonsoir, Sénéchal."

Je file rejoindre Maud. Rien que le fait de penser à elle, des idées délicieuses viennent, dans ma tête, se substituer à la fatigue de ma journée de boulot, et me font oublier par enchantement le commerce tarabiscoté de mon supérieur hiérarchique. Malgré tout, comme je suis un type consciencieux, au moment de passer la porte cochère je repense à cette histoire d'expertise médico-légale, et me dis que la meilleure façon d'avoir des résultats d'autopsie, c'est d'aller les chercher en personne…
Chapitre 2, 2ème partie. Il ne se passe toujours rien, mais ça va finir par démarrer, promis ;-)

Et, de fait, le temps a passé sans vraiment laisser de traces, aujourd’hui. Je n'ai quitté mon bureau que pour casser une croûte rapide à midi. Rapide, ça veut dire que je n'ai pas pris de dessert, je me suis arrêté au plateau de fromages. Il est presque vingt heures, et mon estomac crie au scandale, vu qu'en plus, j'ai sauté le goûter. Je m’étire en maudissant mon mal de dos, satisfait néanmoins du travail accompli. La pile des dossiers « à traiter » n’est plus qu’un souvenir. J'ai épongé tout le retard sans me soucier d’autre chose. Les lieutenants sont passés avec leur récolte de rumeurs. Rien de bien sérieux pour l’instant. En revanche, je n'ai pas eu de nouvelles des rapports. Je décide de passer par le bureau du patron avant de rentrer. Je frappe à la porte, attend qu’on me réponde, et entre. Ferricelli est scotché à son clavier. C’est à peine s’il lève un œil pour m'accueillir.
-« Asseyez-vous Sénéchal. Alors, quelles sont les nouvelles ?
- Pas grand chose à se mettre sous la dent, monsieur. L’immeuble n’est pas gardé, et le portier électronique est hors d’usage depuis quinze jours. N’importe qui pouvait entrer. Personne n’a rien remarqué d’anormal, ni entendu de bruit suspect. La victime était une femme plutôt discrète, qui vivait seule. La moitié des habitants des autres appartements ne connaissait même pas son nom. C’est tout pour aujourd’hui. Les lieutenants doivent rencontrer son patron, demain, et approfondir les recherches en direction de la famille, si elle en a une. Et de votre côté ? Les rapports ?
- Si je les avais eus, je serais venu vous prévenir, Sénéchal. Mais il faut croire que les trente-cinq heures exercent aussi leurs ravages dans les services de la police scientifique. Croisons les doigts en espérant que demain…Remarquez, je n’ai pas perdu mon temps. En farfouillant dans les dossiers sur le réseau interne, j’ai déjà trouvé neuf autres meurtres de femmes non élucidés sur le territoire français, et je n’ai pas encore terminé mon exploration…
- Des points communs avec notre affaire ?
- Il est trop tôt pour se prononcer. J’ai demandé qu’on nous envoie une copie des dossiers. J’espère que nous n’aurons pas à attendre trop longtemps.
- Je pensais qu’avec l’informatique, l’accès était immédiat.
- Techniquement, il l’est. Administrativement, c’est hélas une autre paire de manche, mon cher. Il faut demander l’autorisation à chacun des responsables des enquêtes, à condition que les dossiers ne soient pas déjà classés. Compte tenu de l’éparpillement de ces affaires, ça fait une demande par dossier, soit neuf papelards adressés à neuf juges d'instruction immanquablement débordés, et pour qui les parisiens sont évidemment des emmerdeurs…
- Rien qui ne ressemble donc à une série, pour l’instant.
- Pour l’instant non, en effet.
- Bien. Je pense que je vais rentrer, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
- non, non, allez-y. Je vais rester tripatouiller le réseau encore un moment. À demain, Sénéchal. Mes amitiés à votre compagne.
- Merci, monsieur, je n’y manquerai pas. »

« Mes amitiés à votre compagne ! Encore ! Il ne pourrait pas dire "à votre femme", comme tout le monde, monsieur le marié pour de bon ! Et puis moi, ma « compagne », je la soigne, je ne l’abandonne pas pour faire joujou avec un ordinateur. S’il devait être père un jour, celui-là, ce serait d’un logiciel, ou d’une clé USB ! » Comme je m'apprête à quitter le bureau, la voix de Fifi me bloque net :
-« Quelque chose ne va pas, Sénéchal ?
- Pourquoi me demandez-vous ça, monsieur ?
- Parce que quand vous êtes entré dans ce bureau, vous aviez la tête ordinaire d’un officier de police satisfait de sa journée de travail, et que là, maintenant, vous faites franchement la gueule.
- Je ne comprends pas…
- Mais si, vous comprenez très bien. Ne vous faites pas plus bête que vous l’êtes, et dites moi ce qui a provoqué cet accès de mauvaise humeur ! »

Je reste planté, muet, devant le commissaire. « Bon Dieu, si en plus il se met à lire dans les pensées, on n’est pas sorti de l’auberge ! » Mon inconscient bien dressé essaie de venir à la rescousse :
- « Je vous assure, monsieur…
- Taratata ! Je sais que vous ne m’aimez pas, Sénéchal, mais évitez, s’il vous plaît, de me prendre pour un con ! J’ai beaucoup de défauts, mais je ne suis ni stupide, ni aveugle. Vous, par contre, me paraissez être le roi des hypocrites, toujours poli par devant, à la limite de l’obséquiosité, mais organisant la fronde dans mon dos ! »
Le ton de cet enfoiré n’a pas varié. Il s’exprime froidement, sans aucune animosité apparente. Ses propos n’en prennent que plus de relief.
« C’est foutu pour la soirée peinard », me dis-je in petto. Je cherche les mots pour répondre, un peu inquiet, quand même, de cette soudaine crise. D’abord, désamorcer le conflit potentiel :
-«  Je suis vraiment désolé d’avoir pu vous paraître hypocrite, monsieur. Telle n’était pas mon intention, et je vous présente mes excuses à ce sujet. Cependant, et puisque vous tenez à ce que je vous parle franchement, je vais le faire. »

Je repose mon imper sur le dossier d’une chaise, et prend le temps de m’asseoir, en me demandant bien comment je vais me sortir de ce merdier, face à mon commissaire qui s’est enfoncé dans son fauteuil et attend, les doigts joints, attentif, mais un peu comme un serpent qui regarde en souriant un innocent piaf s'approcher de sa gueule.

-«  Je ne vous cache pas, monsieur le commissaire, que votre manière de gérer cette brigade est très différente de celle de votre prédécesseur, qui était particulièrement apprécié ici. Vous semblez n’avoir que peu de considération pour le travail que nous accomplissons sur le terrain, et pour toutes ces petites affaires qui occupent notre quotidien, et qui constituent le fonds de notre boulot. Je vous avoue qu’il nous arrive de nous demander pourquoi vous avez tenu à briguer ce poste, à la criminelle, au lieu de poursuivre vos activités à la brigade financière, où je sais que vous étiez apprécié, et où votre pratique de l’informatique devait trouver un meilleur emploi. Tout ceci, ainsi qu’une certaine maladresse dans les rapports que vous essayez d’établir avec le personnel, constitue le fondement du malaise que vous avez ressenti, mais qui ne peut, en aucun cas, être assimilé à une fronde. Je pense que, le temps aidant, nous apprendrons à mieux vous connaître, et que les choses se normaliseront. »

Je me tais, assez satisfait de mon petit discours, que je juge suffisamment direct, mais sans violence inutile. Face à moi, le Fifi, toujours immobile, paraît réfléchir. Puis il remarque :
-«  Vous ne m’avez toujours pas dit pourquoi vous avez si brutalement changé de physionomie, tout à l’heure. Qu’ai-je dit qui vous a ennuyé ? »

« Et merde » pensé-je aussitôt, fâché de ne pouvoir m’en tirer aussi facilement que je l’espérais. « Tu veux vraiment le savoir, mon bonhomme !, Tu veux la guerre ? O.K. tu vas l'avoir » Je me racle la gorge.
-«  Il s’agit d’un tout petit détail, monsieur, sans réelle importance… » Au fond de moi, je me maudis de n’être pas capable de tout balancer sans ambages. L’autre attend, toujours immobile, les yeux fixés sur moi. Un serpent fixant sa proie, je vous dis ! Putain, j'ai presque vingt ans de plus que lui, et il me glace ! Je ne me pensais pas si facilement impressionnable. On se découvre un peu tous les jours, pas vrai, jusqu'à ce que mort s'ensuive. En fait, je me sens mal parce que je ne suis pas fier d'avoir à expliquer que ma colère tient à un détail aussi… Con.

-«  Voilà. C’est assez ridicule, j’en conviens, mais, c’est cette façon que vous avez de dire « ma compagne », en parlant de ma… Enfin, de mon amie, comme pour souligner que nous ne sommes pas mariés. »

« Ça y est, je l’ai dit ! » Je guette sa réaction.

jeudi 30 janvier 2014

Un p'tit coup de chapitre 2 ? Franchement, un chapitre complet en deux jours, je vous gâte... Du coup, ça nous fait un roman par moi, va falloir que je me remette au boulot, moi...

Chapitre 2
Jeudi matin, à une heure normale pour être au boulot



« - Alors maintenant, les gars, vous savez ce qu’il vous reste à faire. Au boulot. Les résultats de vos investigations devraient déjà être sur mon bureau ! »
Tandis que Ferricelli raccompagne les autres flics de la brigade jusqu’à la porte de son bureau, je me dis que sa formule est encore tombée à côté de la plaque. Tireur d'élite, peut être, mais au pistolet seulement. En matière de communication, il atteint rarement sa cible. Justement, il s'est planté le long du chambranle et prend soin de donner à chacun une tape dans le dos, à l’exception de Brigitte Le Fur, jeune lieutenant et unique élément féminin de l’effectif présent ce matin, pour laquelle il se retient, embarrassé. Il cherche manifestement un équivalent au geste de camaraderie virile, ou voulu tel, qu’il a eu pour les autres membres de l’équipe. Fine mouche, la gamine ne lui laisse pas le temps de trouver, et lui donne un petit coup de poing sur l’épaule, en ajoutant, avec une voix qu’elle s’efforce de rendre virile :
-«  Ça mousse un max, Boss, vous pouvez compter sur nous ! »
Puis elle quitte à son tour le bureau en fermant la porte derrière elle, sous les regards goguenards des autres officiers.
-«  Les jeunes ne respectent vraiment plus rien ! » se plaint le commissaire, en me prenant à témoin.
« Pauvre pomme, t’es à peine plus âgé qu’elle ! Il faut vraiment que tu aimes les formules toutes faites pour oser celle-là» Mais déjà, déçu sans doute que son adjoint ne le soutienne pas, Fifi poursuit d’un ton rogue :
- « Nous n’aurons aucun rapport d’expertise avant ce soir, au mieux, et encore s'agira-t'il d'un pré-rapport. En attendant, vous n’avez qu’à aller avec eux récolter les commérages du voisinage. Moi, j’ai mieux affaire. Prévenez-moi quand même si vous pensez avoir trouvé un détail intéressant. » Au ton de la voix, on sent bien que l’occurrence l’étonnerait.

Faisant comme si j'avais déjà quitté le bureau, le boss met son ordinateur portable sous tension, et se connecte au réseau interne de la police. Vu que je suis clairement congédié, je redresse ma grande carcasse qui a peut-être, effectivement, légèrement tendance à s'alourdir, ces temps-ci, prend mon imper, et quitte le bureau à mon tour. Je retrouve mes collègues autour de la machine à café, en train d’échanger des considérations assez peu flatteuses sur notre Fifi-la-terreur en soufflant sur les gobelets trop chauds. La jeune Le Fur tient la vedette. Il me faut quand même vous décrire l'engin, parce que celle-là, quand elle est arrivée à la brigade, une paire d'années plus tôt, on s'est dit qu'on avait touché le gros lot. Et on s'est un peu planté. D'abord, elle n'est pas grosse. C'est au contraire un très joli petit lot. En revanche, pour ce qui est de toucher… Tous les célibataires de la crim s'y sont cassé les dents, et quelques hommes mariés également.  Et pourtant, c'est une allumeuse de première, toujours fringué suggestif, court, moulant… Les évincés les plus revanchards font courir le bruit qu'elle n'aimerait que les femmes, et elle laisse dire. Elle n'en a semble-t-il rien à battre, de ce genre de ragot. Pour le reste, c'est une sportive accomplie, plutôt grande, mince, musclée, adepte de différentes techniques exotiques permettant à une fille de soixante kilos de se faire respecter. Elle ne s'interdit, en ce domaine, aucun coup tordu. Je pense même, au contraire, qu'elle prend un malin plaisir à pratiquer le genou dans les joyeuses ou la fourchette dans les mirettes, avec des ongles vernis, bien évidemment. Je l'ai vue procéder à quelques interpellations, ben, promis, ces jours là j'étais content de jouer dans son camp. Dans la brigade, on l'aime bien. Quelqu'un, un jour, l'a surnommée le Furet. Elle a rétorqué que merci bien, mais le furet, ça pue. Alors j'ai proposé La Belette. Elle a rit, le surnom a été adopté.
-«  Comment tu l’as mouché, l’air de rien ! » lui dit justement Migaud, un truc encore boutonneux qui la couve des yeux.
Bon, j'ai parlé de La Belette, faut que je vous cause aussi de Migaud. Lui, son surnom, c'est Nigaud, voire même Niguedouille. Il apprécie peu, mais s'est fait une raison. Plus il râlait, plus ça lui revenait dans la gueule, alors… Migaud a vingt-six ans, comme la Belette sa commère. Ils ont fait leur lycée, puis l'école de police ensemble, et, depuis, il lui file le train, en amoureux transi, sans aucune chance de décrocher la pompom. Faut dire qu'il paraît tellement jeune qu'on lui demande encore ses papiers, au bistro, avant d'accepter de lui servir une bière. Ses boutons d'acné, très présents, lui ont un temps valu le sobriquet de "Pustulet", mais là, c'est la Belette qui a mis le holà, en promettant à tout contrevenant un rôle de sparing partner pour la mise au point de ses prochaines bottes secrètes… Parce qu'elle l'aime bien, son Migaud, la petite Belette. En tout bien tout honneur, peut-être, mais elle le considère comme sa chasse gardée. Elle seule a le droit de le charrier. Ils forment du coup un drôle de petit couple tous les deux, style la belle et la bête. Ah, oui, parce que je ne l'ai pas précisé, mais Migaud, qui est doux comme un agneau (tant qu'on n'emmerde pas sa princesse, bien entendu), fait quand même un peu plus de deux mètres, pèse 130 kilos, et chausse du cinquante deux. Autre détail amusant, ils partagent le même appart, pour de strictes questions budgétaires, évidemment. Un pacte secret les lie qui précise qu'il est interdit de ramener les coups à tirer au bercail. Quand même. Comment je le sais ? Je le sais, c'est tout.

Mais trèfle de plaisanterie, comme dirait un lapin dans un carré de luzerne, il est temps que je m'immisce et que je reprenne un peu les troupes en main. J'agresse la Belette
«  Encore un bon point pour ton avancement ! Le boss est ravi, vraiment !» Puis, au reste de la troupe : « qu’est-ce que vous fichez encore ici ? On vous a donné du boulot, non ?
- Allez, quoi, Patron, vous n'allez pas vous y mettre aussi ? Y’a assez d’un rabat-joie dans la brigade ! »
Je ne relève pas la réplique de la miss. Je suis tellement d’accord avec mes jeunes collègues… Il n’empêche que le travail doit se faire, et que ce n’est pas en restant glander autour de la machine à café qu’ils trouveront quoi que ce soit.
-« Premièrement, tu cesses de m'appeler comme ça. Deuxièmement, on a assez rigolé, maintenant. Le patron, le vrai, celui qui est commissaire, est un peu particulier, je vous l'accorde, mais ce n’est pas une raison pour rester les deux pieds dans le même sabot. Vous savez bien que, sur le fond, il a raison. On lance l’enquête de voisinage, et on récolte tout ce qu’on peut trouver sur la victime : relations professionnelles, personnelles, enfin tout, quoi. Je ne vais pas vous apprendre à faire votre métier. Et si ça vous emmerde, pensez que ça justifie quand même votre fiche de paye. »

Ma petite troupe s’égaye. Je sais que ce sont des gens sérieux. S’il y a quelque chose à gratter, quelque part, ils trouveront. J'estime qu’à cinq, ils sont suffisamment nombreux comme ça sur le terrain. Ouais, je sais, je ne vous en ai présenté que deux. Les autres, vous les découvrirez plus tard, si je veux. cinq portraits à la queue leu leu, c'est peut être un peu lourd, en manière de style, non ? On est d'accord. Du coup, je rejoins mon bureau, où m’attend, comme d’habitude, la montagne de paperasse que les subalternes ne peuvent pas traiter et dont le chef ne veut pas se charger. Ça fera passer le temps, en attendant les rapports d’expertises.

mercredi 29 janvier 2014

La suite...

Vingt minutes plus tard, au volant de la Peugeot du service, je rejoins mon boss au domicile de la victime. Ferricelli joue les mouches du coche auprès du légiste et des spécialistes de la police scientifique, déjà sur les lieux. Du coin de l’œil, il me repère alors que je baille comme une moule au soleil, et me rejoint à grandes enjambées volontaires. Il donne l'impression de jouer, mal, un rôle de composition. Matamore ! C'est le nom que je cherchais… Il arrive sur moi et, au lieu de me serrer la main, comme l'aurait fait tout être humain sensé, me donne une bourrade sur l’épaule. Il doit se gaver de films de gangsters américains, je ne vois pas d'autre explication. Il est agité comme un corniaud sur le passage d'une chienne en chaleur. Il se penche à  mon oreille et me crache dans le cornet, excité comme un pou :
-«  C’est un sacré beau meurtre, Sénéchal. Du vrai travail de psychopathe. Elle a été violée et torturée, avant d’être tuée lentement, le tout avec une mise en scène… Je vous passe les détails, mais je peux déjà vous dire qu'on n’arrive pas à se mettre d'accord sur le nombre des morceaux ! Nous en saurons davantage quand arriveront les rapports que nous fournirons ces messieurs, mais je suis persuadé que nous avons affaire au premier coup d’un tueur en série. Nous allons enfin avoir une belle affaire à résoudre ! » Et il me plante là pour retourner houspiller les spécialistes.

«  Un sacré beau meurtre ! T'as de ces expressions ! Et la victime, elle le trouve à son goût, son meurtre, elle ? Connard ! » Je me garde bien de m’approcher, afin de ne pas gêner les collègues, et aussi de ne pas me retourner l’estomac. A jeun, c’est encore plus désagréable. Je sais bien, pourtant, qu’en cas d’alerte nocturne, il faut toujours avaler une banane avant de partir. Parce que les crimes qu’on découvre la nuit, allez savoir pourquoi, sont toujours beaucoup plus dégueulasses que les crimes diurnes. Une histoire d’éclairage, peut-être. Ou de fatigue. Ou bien un peu des deux. En attendant, quand il s’agit de gerber, la banane c’est presque aussi bon que dans l’autre sens, et ça évite les brûlures au fond de la gorge. Seulement, là; je suis à jeun, j'ai complètement oublié cette élémentaire protection, alors je préfère ne pas approcher. Je détaille les lieux depuis l’entrée, sans bouger, afin de tenter de m’imprégner de l’atmosphère. J'espère sincèrement que mon patron se plante, et qu’il s’agit d’un meurtre ordinaire, dont le coupable sera banalement trouvé dans l’environnement immédiat de la victime. Je rêve d’un mobile classique, dispute ou jalousie, parce qu’un psychopathe qui débuterait une série, n’en déplaise à Ferricelli, je vois plutôt ça comme une source d’emmerdes. D’abord, ça veut dire d’autres victimes avant de mettre la main sur le coupable, sauf invraisemblable coup de chance. Et plusieurs victimes, c’est synonyme d’articles dans les journaux, de psychose, d’énervement des hautes sphères, d’agitation forcenée de mon putain de commissaire à la noix, et par voie de conséquence de nuits blanches en perspectives, la gueule de Maud en plus.

En détaillant la scène du crime, pourtant, et sans avoir vu les restes de la victime que me cachent les techniciens du labo, je pense que l'autre cinglé a peut-être raison, hélas. Le mur, derrière le lit, est maculé de signes bizarres tracés avec ce qui paraît être du sang. Je réprime difficilement un bâillement. Je n’ai vraiment rien à foutre ici. Pour moi, le travail sérieux commencera avec la lecture des différents rapports, et les interrogatoires des proches de la victime. Mais allez donc faire comprendre ça à un emplumé de commissaire de mes deux qui semble prendre son pied à baigner dans cette atmosphère de Grand-Guignol ! Je n'ai qu'à attendre patiemment que l’autre ait décidé qu’il en a vu assez. J'allumerais bien une clope, mais ce serait stupide de replonger à la première tentation, alors que j'ai arrêté depuis quinze jours à peine ! Le contact du cylindre de papier sur les lèvres me manque soudain. Je fourre ma main dans la poche de mon pardessus, en extrait un paquet de gommes à la nicotine, m’en colle une dans la bouche, et me mets à ruminer. Je vais chopper de l'aérophagie, mais c'est le prix à payer, parait-il, pour sauver mes poumons de l'appétit du crabe. Tant pis, je pèterai dans la voiture. Les coussins feront office de filtre. A quarante-huit balais, je suis encore trop loin de la retraite pour me permettre de jouer les divas. Mon idée de démission du réveil me semble maintenant aussi sotte que grenue. C’est qu’il y a loin de l’idée à l’exécution, surtout que je ne sais vraiment pas ce que je pourrais faire d’autre. Les filoches d'époux volages ou la surveillance dans les grands magasins, très peu pour moi ! Et puis, j'aime bien mon métier. Il va donc me falloir faire profil bas, et en passer par les exigences de ce con de corse, sans faire de zèle inutile, mais sans donner non plus l’impression de trainer des pieds, subtil équilibre garant des carrières réussies dans les échelons intermédiaires des services de l’état. Sans enthousiasme, je démarre la machine à observer.

L’appartement est tout ce qu’il y a de banal. En prenant garde de ne gêner personne, je me faufile pour faire le tour du propriétaire. Entrée, cuisine, salle de séjour, deux chambres, une salle de bains, un chiotte, quelques placards. À première vue, à l’exception de la chambre dans laquelle on a retrouvé la victime, rien ne paraît avoir été dérangé. Seul règne ici un désordre ordinaire, témoin habituel d’une vie banale de célibataire. Un drap de bain et une serviette sur l’étendoir de la salle de bains, deux torchons sur le dossier d’une chaise dans la cuisine, un manteau et un imperméable sur les patères de l’entrée. La porte n’a pas été forcée, aucune des fenêtres non plus. La victime a sans doute ouvert de son plein gré à l’assassin. Peut-on en déduire qu’elle le connaissait ? C’est une hypothèse. Elle peut également avoir été simplement trop confiante. La porte ne comporte pas de système d’entrebâillement sécurisé, ni de judas. Coupable négligence, qui fut peut-être fatale. Mais déjà Ferricelli revient vers moi.
-«  C’est tout bon Sénéchal, y’a du matos. Ils ont trouvé des cheveux, et des résidus sous les ongles de la victime. Elle était, de plus, attachée à l’aide de nœuds assez sophistiqués. Un truc de marin, sans aucun doute. Sans parler, bien évidemment, des signes vaudou. J’ai fait demander une expertise dans cette direction là également. »

"Nœuds de marin ! Ouais, ou de scout, ou d’amateur de macramé, ou que sais-je encore ? Parce que des marins en bordée, à Paris… À part ceux des bateaux Mouche, mais ceux-là ne doivent pas savoir faire une nœud. Et cette histoire de vaudou, dans un quartier de petits blancs métropolitains !", que je pense en me marrant en dedans à voir mon Fifi jouer les Sherlock Holmes de bazar. Parce que je n'ai pas encore eu l'occase de vous affranchir, mais le corse, à la brigade, on l'a surnommé Fifi, rapport à Titi, le piaf à la grosse tête et au cou de poulet. Il est infiniment moins sympa que le canari jaune, mais, physiquement, y'a quand même quelque chose. C'est la môme Le Fur qui lui a trouvé ce blaze, et il a aussitôt été adopté par toute l'équipe. Je prie seulement saint Martin de Tours, patron des policiers de France, que jamais l'intéressé ne l'apprenne, parce qu'on aurait droit à une remontée de bretelles à vous cisailler l'entrejambe ! Mais l’autre reprend déjà :

-«  Conférence dans mon bureau à neuf heures. S’agit de mettre le paquet. Je veux tout savoir sur cette fille dans les meilleurs délais. On explore son environnement, bien entendu, ses histoires de culs présentes et passées. Je crois qu’on ne trouvera rien, mais c’est la routine, pas vrai ? Pendant le temps que vous passerez à effectuer ces vérifications, je contacterai les collègues des autres départements pour savoir s’ils n’auraient pas une affaire similaire à trainer dans un coin. C’est le premier meurtre de ce type chez nous, mais rien n’indique que le tueur n’ait pas démarré sa série ailleurs. Pour l’instant, vous pouvez rentrer chez vous. Nous n’avons plus rien à faire ici. Il ne nous reste qu’à attendre les résultats des expertises. Bonne nuit, Sénéchal, mes amitiés à votre compagne. »

Pensez ce que vous voulez, mais, dans la bouche de ce foutu con, l’expression « ses histoires de culs » sonne faux, comme si elle sortait de la bouche d'un petit garçon bien élevé qui dit des gros mots pour se faire bien voir des caïds de la cour de récré. Heureusement, mon inconscient bien dressé de fonctionnaire avec vingt-huit ans d'ancienneté répond pour moi :
- « merci, monsieur le commissaire. Bonne nuit à vous. » C’est beau, l’expérience. Je n'ai eu aucun effort à faire pour ne pas lui dire ce que pensais vraiment, et j'ai même réussi à sourire. Ma nuit, pourtant, est foutue, et pour rien ! Quand à Maud, elle est effectivement seulement ma compagne, mais j'en ai marre que l’autre, régulièrement marié, souligne systématiquement la différence, l’air de rien. De toute façon, ma "compagne", elle n’en a strictement rien à foutre de ses amitiés. Je quitte l’appartement, carre en soufflant mon mètre quatre-vingt et mon quintal virgule des poussières dans la voiture, et, renonçant à regagner mon appart, au risque de réveiller Maud de nouveau, file prendre un « before » dans un troquet de nuit où j'espère être encore reconnu.

mardi 28 janvier 2014

Un feuilleton...

Je vous ai abandonné bien longtemps... Mais c'était pour mieux vous nourrir de nouveau. Je vous propose de découvrir un polar à ma façon, jour après jour héhéhé... Je vous rassure, il est déjà complètement écrit. Je vous en mets quelques pages par jour, histoire de faire durer le suce-pince...


Chapitre 1
Jeudi matin, très très tôt (trop, en fait)



« Mort aux cons ! »

"Vaste programme", avait répondu le Général à cette salutaire proposition, et je ne peux lui donner tort. Je propose seulement qu'on commence par Ferricelli. L'idée s'impose à moi comme je pose sur un parquet forcément glacé deux pieds qui se recroquevillent, fâchés d’être brutalement tirés de l’abri douillet de la couette. Ferricelli, qui vient de me réveiller au milieu de la nuit d’un coup de téléphone incongru mérite sans contestation cette place en tête de la liste. Je déteste ce jeune commissaire arriviste, puant de certitude et dégoulinant d’enthousiasme, à moins que ce ne soit le contraire. Faut dire que, réveillé en sursaut en pleine nuit, on a des excuses à se mélanger les participes présents.

L’autre a pris la tête de la brigade trois mois plus tôt, à l’occasion du départ en retraite du Vieux, dont j'étais le bras droit. Le corps à changé, le bras droit est resté, sans que personne ne lui demande son avis. Un bras, ça la ferme et ça exécute. Le bras droit jette donc un regard désabusé sur le radioréveil dont le cadran luminescent annonce, verdâtre, que la journée sera longue, vu que je la commence à trois heures du matin ! Il y a bien longtemps que j'ai perdu l’habitude de me lever ainsi au cœur de la nuit pour me lancer sur une affaire criminelle. Mon précédent patron avait des pratiques plus civiles, ou, au moins, plus adaptées à son âge, et au mien. C’est un des avantages quand vous bossez avec un vieux. En général, même s’il fut dynamique et plein d’enthousiasme, il a fini par se calmer, et ne se fait plus guère d’illusions sur l’efficacité réelle de la police. Alors… Les constatations préliminaires étaient effectuées par les jeunes officiers de garde, ça leur permettait de s’user les crocs. Les anciens n’apportaient leur expérience qu’ensuite, à des heures plus raisonnables, après avoir échangé, autour d’un café, les dernières nouvelles des familles et quelques commentaires sur les actualités télévisées de la veille au soir, et le tout fonctionnait fort bien. On n’avait pas de meilleurs résultats que les autres, mais ils n’étaient pas moins bons non plus.

L’arrivée de Ferricelli a bouleversé cet ordonnancement trop paisible à son goût. Il veut être le premier partout, et tient à ce que son principal officier l’accompagne, partant sans doute du principe qu’un chef ne sort pas sans un valet, ni un roi sans son fou. Et je suis ce principal officier, valet, et fou. Je m'astreins à pratiquer plusieurs longues respirations abdominales afin de tenter d’enrayer le mal de dos qui me tyrannise depuis la prise de fonction du nouveau commissaire. « Le diaphragme », m'a dit le toubib. « Vous respirez à tort et à travers, vous mangez trop vite, vous êtes trop stressé. Ce n’est rien mon vieux, juste le mal du siècle. Je ne peux rien pour vous, le seul remède, c’est vous qui le possédez. Et vous devriez vous mettre au régime !» Tu parles, Charles ! Avec un patron pareil, je ne suis pas à la veille de me lever frais et dispos ! Et ton régime, tu te l'enfiles. J'arrêterai de manger quand tu stopperas la cigarette, médefesse de mes seins !

Ferricelli, pour en revenir à l'avorton qui occupe le fauteuil du chef, se vante d’être corse. La revendication de ses racines est un sport très pratiqué dans les arcanes du pouvoir parisien. Pouvoir parisien, tiens, un pléonasme ! Me dis-je in petto en sautillant maladroitement pour enfiler mes chaussettes dans le couloir de l'appartement. Comme s’il pouvait exister un autre pouvoir, dans ce brave vieux pays. C’est bien simple. Ceux qui veulent du pouvoir viennent à Paris le chercher. Ne dit-on pas « monter à Paris », comme on dit « monter en grade » ? Ceux qui ont le pouvoir sont à Paris, qu’il s’agisse de pouvoir public, de pouvoir privé, et même de pouvoir au culte. Quant à ceux qui paraissent avoir du pouvoir en province, ils n’ont de cesse de venir le montrer dans les salons dorés de la capitale. Seulement, quand on a réussi la double gageure d’être à Paris et d’avoir un peu de pouvoir, même un tout petit bout, c’est à dire au moins une personne à engueuler impunément, il est absolument nécessaire de se fabriquer des racines. Car, si vu de Bretagne ou du Périgord, Paris semble compter quelques millions d’autochtones de toutes couleurs, de toutes confessions, et de trois sexes au moins, vu de l’intérieur il semble qu’il n’existe qu’une poignée de vrais parisiens, d’ailleurs considérés par leurs concitoyens à racines comme des ploucs. C’est beau la France, non ? Moi, je suis un vrai parisien, un titi né à Montmartre, comme mes parents avant moi. C’est dire ! Alors, les corses, les basques, les bretons… Surtout les corses, aujourd’hui !

Outre sa corsitude, Ferricelli présente la particularité d’être un brillant officier de la police nationale française, ce qui, de mon point de vue, n’a rien de commun avec un bon flic. Je me range volontiers, sans forfanterie, dans cette deuxième catégorie, celle des besogneux qui remettent l’ouvrage sur le métier autant de fois que nécessaire, celles des chiens de chasse qui fonctionnent à l’instinct, celle des hommes qui ont suivi l’école de la rue, depuis les petites classes jusqu’aux séances de recyclage. Ferricelli n’a rien à voir avec des gens comme ça, des gens comme moi. Le terrain, les indics, les planques interminables, il les laisse au vulgum. Lui ne jure que par l’informatique et les techniques d’investigation ultra-modernes de la police scientifique. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas tant d’arrêter les malfaisants, ou de protéger les honnêtes citoyens, que de se montrer le plus intelligent en résolvant les énigmes. Et encore, pas toutes ! Une affaire criminelle à résoudre ? Il fonce, mais à condition qu’elle permette de se faire bien voir du Directeur, sinon il la refile au premier commissaire qui passe, laissant une autre brigade se colleter avec le quotidien glauque. Il a un talent vrai pour éviter les coups tordus, ceux dans lesquelles on patauge, et réussir au contraire à être toujours sur les bonnes photos, celles des remises de lauriers, qu’il sait recevoir avec l’air modeste qui sied au fonctionnaire qui n’a fait que son devoir. Je suis certain qu’il a passé des heures devant sa glace à le mettre au point, son putain d'air modeste ! Autant dire, pour vous résumer la situation, qu’il n’est pas apprécié par les collègues, Ferricelli, qu'il s'agisse des patrons des autres brigades de la pref' ou de ses subalternes, moi le premier. Mais il est craint, et ça lui suffit. Il est à Paris, il a du pouvoir, et basta non ? Comme on dit dans l'ile qui mérite davantage son surnom depuis qu'il l'a quittée. Fume, oui !. Le pouvoir, c’est comme l’argent. On aurait juste besoin d’un peu plus. Du coup, on n’a jamais complètement terminé sa quête. On se retrouve bombardé Galaad du ministère, Lancelot du lac du 36, toujours à courir après le sacré graal des honneurs, et, surtout, après le derrière de Monsieur le Directeur, position analysable au premier regard comme un signe d’allégeance, mais aussi, pour ne pas dire surtout, endroit stratégique pour dépister les difficultés de transit du chef, vénéré mais remplaçable… Ces difficultés qui trahissent le stress, la fragilité du patron, sa presque disparition… nous le regretterons… C’était un meneur d’hommes… et maintenant, messieurs, au travail… Il a ses rêves, Ferricelli, comme tout un chacun. Les siens mesurent trois mètres par cinquante, c’est à dire la différence d’altitude entre son étage et celui du directeur, multiplié par la longueur qui sépare son bureau de la machine à café. Des rêves qui justifient, à ses yeux, que ses troufions se mouillent la chemise sans compter leurs heures.


Et le troufion en chef, le plus ancien dans le grade le plus élevé des taillablécorvéablàmercis, c'est moi. J'aimais bien ce poste, avant. Dans une précédente existence. Je me suis levé sans bruit, et sans allumer la lumière, et je m'habille dans le couloir, afin de ne pas davantage déranger Maud, qui a évidemment été réveillée en sursaut par la sonnerie du téléphone, et qui du coup me fait la gueule. Mon boulot de flic m'a déjà coûté un mariage, je ne tiens pas à gâcher la deuxième chance que la vie m'a offerte il y a juste deux ans, sous la forme d’une accorte métisse qui supportait la solitude aussi mal que moi. Quand je l'ai rencontrée, j'avais déjà cessé la vie de patachon des officiers ordinaires de la crim’. Elle ne connaît, en fait de servitudes, que les week-ends d’astreinte, une fois par mois. Mais je crains que, sous le règne de Ferricelli, elle ait à apprendre les contingences déplaisantes de la vie des femmes de flics auxquelles elle a jusque là échappé, et je tremble qu’elle ne les accepte pas. Chat échaudé… C’est que j'y tiens, à ma Maud, plus sans doute qu'à ma première épouse, un vrai amour de jeunesse, pourtant, mais dont l’adolescence s’était étiolée au contact quotidien des vicissitudes de la vie d’adulte. Maud est arrivée déjà adulte dans ma vie. Et une adulte avertie, pleine de ressources, d'inventivité, d'appétits… Dont les talents me sont exclusivement réservés. Je veux bâtir avec elle un avenir égoïste, où rien ne compte plus que de la voir sourire, de la sentir se lover entre ses bras comme une chatte ronronnante, heureuse de voir rentrer son homme, et de pouvoir partager avec lui quelques moments de bonheur serein, voire plus si affinité. Et affinité il y a ! Je ne vais pas vous faire un dessin, ce bouquin n'est pas une BD cochonne, mais il ne faudrait pas que le petit Corse vienne se glisser entre nous comme un grain de sable entre les fesses d'un naturiste, non, vraiment, il ne faudrait pas. Si ça devait mal se passer, tant pis pour le boulot, tant pis pour la retraite, je lui flanque ma démission, et vogue la galère. Maud possède une petite galerie d’art qui pourrait nous permettre de vivre peinards, rien que tous les deux, le temps pour moi de me retourner, et de faire jouer les réseaux de copains afin de trouver autre chose. Entre anciens flics, on se serre les coudes…D’un autre côté, elle me manquerait, ma brigade, malgré l’autre connard.