Revenons aujourd'hui à la découverte de la langue française, si passionnante quand on
laisse l'imagination prendre le pas sur la connaissance. Quel élève, la tête à
grand' peine soutenue par un bras calé sur son pupitre, n'a pas rêvé de voir remplacer
de cette manière l'univers étriqué des explications vraies ? Moi, oui. Tenez,
je vous propose de suivre une petite conférence sur le thème :
Cannibales
et anthropophages
La
plupart des gens confondent ces deux termes, persuadés qu'il s'agit, dans les
deux cas, d'êtres humains qui se nourrissent d'autres êtres humains. Quelques
personnes, infiniment moins nombreuses, établissent une distinction selon
laquelle les cannibales consommeraient la chair d'individus de leur race.
Seraient cannibales des loups qui se mangeraient entre-eux, ou des moutons qui
se mangeraient la laine sur le dos. À les en croire, les anthropophages ne
seraient que des cannibales humains. Ce n'est pas tout à fait faux, mais
l'explication manque néanmoins de précision. Pour y voir plus clair,
appuyons-nous sur l'étymologie, science qui décrypte l'origine des mots
(notons, au passage, qu'étymologie et décrypter sont des mots assez
intéressants au Scrabble, pour peu que l'on place l'y sur lettre compte triple,
mais là n'est pas notre propos du jour.)
Cannibale
est composé des mots canni et bale. Nous remarquerons qu'avec le temps la
double consonne s'est déplacée. Á l'origine, en effet, il s'agissait de cani et
balle, et là, tout de suite, les choses s'éclairent, pas vrai ? Cani signifie
chien, en latin de cuisine, et balle signifie projectile depuis l'invention des
armes à feu. Avant, balle signifiait tout autre chose, puisque ce mot désignait
un paquet de n'importe quoi, et notamment de foin. Ce paquet était entouré
d'une enveloppe, le plus souvent en cuir de basse qualité, appelée peau de
balle. On notera que le terme balle devient rapidement synonyme de bien de peu
de valeur, pour ne pas dire plu. Ainsi, un trou de balle est un lieu d’où ne
sort que de la merde… Il se trouve que, lorsqu'ils manquaient de
munitions, certains utilisateurs d'arquebuses et autres tromblons remplaçaient
les plombs par ce qu'ils avaient sous la main, c'est-à-dire n'importe quoi, et
même parfois du foin ou de la paille, ce qui ne fonctionnait pas bien,
reconnaissons-le. C'est néanmoins pour cette raison que le projectile de plomb
s'appelle aujourd'hui une balle. On notera également qu'à cette époque, les
tireurs qui mettaient du foin dans leur arme étaient appelés des ballots, comme
quoi, quand on réfléchit de manière scientifique, il n'y a plus de mystère...
Mais ces digressions nous éloignent de notre sujet. Reprenons. Nous avons donc
chien et balle. Un cannibale (autrefois caniballe) était un chien capable de
courir aussi vite qu'une balle. C'est une image, bien entendu, qui servait à
désigner les chiens les plus rapides, c'est à dire les lévriers. Deux questions
essentielles se posent alors, comme des Airbus sur un aéroport. Pourquoi les
appelle-t-on maintenant lévriers, et non plus caniballes, comme auparavant ? Et
comment ce nom de chiens a-t-il pu dériver jusqu'à désigner un être qui dévore
ses congénères ? C'est bien simple, en vérité, les deux choses sont liées. Vous
connaissez le genre humain, toujours à chercher à se divertir, à se lancer des
défis, et à essayer de piquer un peu de pognon à son prochain ! Très tôt,
les éleveurs de caniballes cherchèrent à prouver que leurs chiens étaient plus
rapides que ceux de leurs concurrents. Pour y parvenir, ils organisèrent des
courses de caniballes. Seulement, courir sans but, ça fatigue, ça énerve, ça
creuse, et, dans la plupart des cas, les chiens, se jetaient les uns sur les
autres sans même attendre la fin de la course, et s'entredévoraient avec
allégresse. Par extension, tout animal (ou être humain) qui dévorait un
congénère fut donc appelé cannibale. Mais les éleveurs, qui perdaient un pognon
monstre quand leur chien se faisait bouffer, décidèrent d'intéresser la course,
afin de garder les chiens sur la piste jusqu'à la ligne d'arrivée. C'est ainsi
qu'ils introduisirent un lièvre sur la piste de course avant de lâcher les
chiens. Pourquoi un lièvre ? Parce que c'est comestible et que ça court
aussi vite qu'un chien, c'te bonne blague. Y'en a qu'on essayé avec un cochon,
mais ils ont eu des problèmes, la course durant beaucoup moins longtemps. Par
conséquent, ces chiens qui courraient comme des dératés après un lièvre furent
appelés lévriers. Simple, non ?
Le
cas du mot anthropophage est plus complexe, et ne désigne, en effet, que des
êtres humains. Mais pourquoi ? Il est nécessaire, avant de s'appuyer sur
l'étymologie, de rappeler ici que nombre de peuples ont établi une hiérarchie
fondée sur l'ordre alphabétique. Un individu de classe "A" est
inférieur, en grade à un individu de classe "B", lui-même situé au
dessous de "C", etc. Bien sûr, la plupart de ces classements ont
disparu avec le temps, mais il en reste encore quelques vestiges, et, particulièrement,
la classification des "ages" qui, ayant été créée aux premiers temps
de l'Egypte pharaonique (oui, Egypte aussi c'est bien pour le Scrabble) est
traditionnellement dénommée "pyramide des ages". Vous en aviez
entendu parler, maintenant, vous saurez ce dont il s'agit. Cette classification
fut créée pour déterminer la hiérarchie au sein du corps des scribes et
érudits. Le suffixe "age", en égyptien ancien, est représenté par
deux rides superposées, et signifie en effet "qui sait écrire".
L'expression "il n'y a pas d'age pour aimer" indique par exemple
qu'une personne intéressée par l'écriture n'a pas de temps à consacrer aux
choses de l'amour, et qu'elle laisse ces basses activités aux illettrés et
autres analphabètes.
Dans
ce système, la classification était fondée sur la consonne qui précède le
suffixe. Nous n'avons pas retrouvé la description de l'ensemble des grades de
la pyramide. Seuls quelques-uns sont parvenus jusqu'à nous. Le
"Cage", grade élémentaire, était chargé de garder les animaux du
temple. Le "Dage" avait pour tâche de ressasser sans arrêt les mêmes
enseignements, afin qu'ils pénètrent les esprits. Les garçons passaient
rarement "dages", par manque d'endurance linguale. De ce fait, ce
grade ne s'est conservé qu'au féminin, " la Dage", avant de muter
pour devenir l'adage toujours usité de nos jours. Le "Gage" était le
premier grade d'officier, et désignait l'élève chargé du contrôle des punitions
des grades subalternes. Le "Mage" était le premier des grades
supérieurs. Il désignait celui qui en savait assez sur les hommes pour leur
faire croire qu'il était capable de prédire l'avenir en égorgeant un poulet ou
en regardant les étoiles. Le "Nage", situé juste au dessus, était un
grade très rare, il fallait transpirer pour l'obtenir. Le "Page",
encore supérieur, était seul habilité à faire la lecture au pharaon, le soir,
car le pharaon ne savait pas lire mais ne pouvait s'endormir sans son histoire.
C'était une charge importante, et son titulaire était au courant de tous les
secrets du château. Depuis, on dit d'ailleurs d'une personne informée qu'elle
est "à la page". Les rois plus récents, moins sensibles aux
histoires, ont souvent remplacé l'estimable vieillard qui tenait cette charge par
un jeune homme plus séduisant, ce qui nous a donné l'expression populaire
"se mettre au page", qui signifie aller au lit ! Le grade de
"Rage" était le plus souvent porté par des femmes. Elles seules
vivaient assez vieilles pour y parvenir. Elles avaient pour but d'assister le
prince dans la prise de décision, mais il faut bien reconnaître qu'en général
la Rage est mauvaise conseillère. Trop vieille, sans doute. Enfin, au sommet de
la hiérarchie, il y avait le Sage. L'histoire des hommes, même égyptiens, en
compte assez peu. Le Tage n'a rien à voir avec notre propos, c'est un fleuve.
Et
le Fage, me direz-vous ? Je n'en ai pas parlé, à dessein, histoire de ménager
le suspense. Puisque le Gage est le premier grade d'officier, le Fage, situé
juste en dessous, est le dernier grade subalterne, celui où se situait la
cérémonie de l'écrém'age. Nombreux étaient, en effet, ceux qui voulaient
appartenir à ce corps d'élite en intégrant l'ENA, Ecole des Notables Ages, qui
vous permettait d'espérer une carrière courte (retraite à cinquante ans),
peinarde et bien rémunérée. Pour entrer à l'ENA, il fallait devenir Gage. Mais
on estime que le taux de réussite au concours d'entrée se situait entre 5 et 10
%. Que faire, alors, de tous les Fages qui venaient de s'étaler ? Pas question
de les rendre à la vie civile, ils auraient pu tenter d'apprendre à lire et à écrire
à n'importe qui. On décida donc de les détruire, mais de façon utile à la
communauté, en les cuisant très longtemps jusqu'à ce que les chairs se
détachassent seules des os, un peu comme on fait les rillettes, si vous voyez.
Grâce à ce système ingénieux, la nourriture ainsi obtenue se conservait d'un
concours à l'autre, évitant ainsi tout gaspill'age. Bien évidemment, tout ceci
revêtait une forme religieuse et sacrificielle, il ne faut quand même pas plaisanter
avec les histoires de culte. Du coup, les Fages étaient quand même drôlement
fiers de servir à quelque chose. Lors de la cérémonie, à l'appel de son nom,
chaque candidat s'approchait de la gigantesque marmite ou bouillait le mélange
d'eau, d'herbes aromatiques et d'épices, montait lentement l'escalier
circulaire qui permettait d'en gagner le sommet, et plongeait dedans dès que
l'officiant prononçait la formule rituelle : ' Entre au pot, Fage". Á
l'origine, donc, l'anthropophage (notez au passage les ravages que provoque, au
cours des siècles, la méconnaissance de l'orthographe) n'était pas celui qui
mangeait son prochain, c'est celui qui était mangé. Dans un deuxième temps,
c'est devenu le nom du plat, et enfin, le nom de celui qui mange le plat. C'est
un peu comme pour les nouilles.
Et pour changer, je vous souhaite un bon appétit