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mardi 11 mars 2014

ça sent le dénouement, pas vrai ?

Là, vous pensez qu'il est temps que j'intervienne. Je le pense aussi. Comme pour Leclerc, j'ai filmé la scène, ça suffira. Je me manifeste donc :
-" Bon appétit, monsieur le commissaire. Ou bien dois-je dire mon Saigneur ?
- Cette manie de faire sans arrêt de stupides jeux de mots est vraiment détestable, Sénéchal !
- Tant mieux. Plus je vous connais, Ferricelli, et plus j'aime ce que vous détestez !"

Je m'avance doucement dans la lumière. Il est debout derrière la table. Entre nous, la jeune et très belle femme est absolument immobile et ferme les yeux.
-" Comment avez-vous deviné ?" demande l'autre tordu.
-" Deviné ? Ce n'est pas le terme idoine. Étonnant, de la part d'un adepte de la précision tel que vous. Je vous soupçonne depuis longtemps d'être un type pas normal, Ferricelli. Votre attitude face à l'assassinat de la treizième victime de Leclerc, cette façon de trouver qu'il s'agissait d'un beau meurtre, votre indifférence clinique quand on parlait des victimes, tout cela me gênait déjà. Mais c'est la mort de votre femme qui m'a vraiment mis la puce à l'oreille. Elle était le fait d'un copieur, elle a été exécutée sans préparation, pour innocenter Leclerc et brouiller les cartes, par quelqu'un qui connaissait et votre emploi du temps, et les détails les plus sordides des meurtres précédents, même ceux qui ne sont pas sortis dans la presse.
- Leclerc pouvait avoir un complice !
- Lui ! Décidément, vous ne comprenez rien à la nature humaine, Ferricelli. Je n'ai pas eu besoin de passer deux heures avec lui pour comprendre que ce type n'avait pas d'amis, pas de camarades, pas de frères. Il était absolument solitaire, ne vivait que pour lui-même. Un complice, c'était psychologiquement improbable. Du moins de son fait à lui. Vous lui avez imposé votre complicité, contre sa remise en liberté. Tiens, encore une erreur, ça. Cette façon ahurissante que vous avez eue de me rentrer dans le chou parce que je l'avais mis sous surveillance. C'était la meilleure manière d'attirer mon attention.
- Et pourquoi, si vous êtes si malin, ne m'avez-vous pas arrêté plus tôt ?
- Parce que je ne suis justement pas si malin, hélas. Votre façon de protéger Leclerc m'a incité à m'occuper de lui d'abord, avec les résultats que l'on sait. À mon réveil, j'étais loin de penser que vous prendriez sa suite. J'avais imaginé que vous aviez profité de cette histoire pour vous débarrasser d'une épouse encombrante. Je croyais avoir le temps de reprendre tranquillement le meurtre de votre femme à zéro, pour finir par vous coincer à l'ancienne, style Hercule Poirot, Maigret ou Bourrel, vous voyez le genre… Nous avions déjà découvert que, comme par hasard, la caméra numérique qui devait enregistrer votre interrogatoire de Leclerc est bêtement tombée en panne moins de vingt minutes après votre arrivée, ce qui vous a laissé tout le temps de quitter discrètement le commissariat, de rentrer chez vous massacrer votre femme, et de revenir comme si de rien n'était, sans avoir oublié de détruire le portier électrique. Et puis, il y a le fait que Leclerc s'est tenu à carreau jusqu'à ce que vous leviez la filature qu'on avait mise en place. Or il aurait dû ignorer et l'existence de ce dispositif, et sa levée. Comme par hasard, il bouge le soir même, c'est donc que vous l'aviez prévenu, au début, pour qu'il reste tranquille, et à la fin, pour qu'il puisse donner libre cours à ses instincts pervers. Je comptais monter mon petit dossier tranquillement, avec ces éléments là, et d'autres, encore à découvrir. Au lieu de ça, vous allez trucider cette brave madame Tamert, et vous m'obligez à accélérer le processus. C'est d'ailleurs le seul truc que je ne comprends pas, dans cette affaire. La légiste m'a bien confirmé que c'est de son vivant que vous avez torturé, violé, et commencé à découper votre épouse, et non post-mortem. Ne me dites pas que c'est seulement pour faire plus vrai… Puis Dominique Tamert, et maintenant cette jeune femme… J'ai fouillé votre passé. Vous êtes toujours passé pour un sale con arriviste, puant de suffisance et dégoulinant d'ambition, odieux avec ses subalternes et lèche-cul avec ses supérieurs, mais je n'ai jamais trouvé aucune mention de sadisme chez vous… J'aimerais vraiment comprendre, avant de vous arrêter.
- De m'arrêter !  comme vous y allez, mon cher. Vos mains sont vides, votre arme, si tant est que vous en ayez une, est donc dans son holster, sous votre bras. Tout comme la mienne. La chose a un petit parfum de duel final… Ne me sous-estimez pas, Sénéchal. Mon arme ne crache pas des balles de fillette, comme celle de Leclerc. Mais en attendant ce dénouement dramatique, je veux bien vous éclairer sur mes motivations, capitaine Sénéchal. C'est à Leclerc que je dois la découverte de mon être profond. Contrairement à ce que vous pensez, je ne lui ai rien imposé du tout. Dès le début de notre rencontre, alors qu'il était pourtant fatigué par les six heures d'interrogatoire qu'il venait de subir, il m'a reconnu. Il a lu en moi comme dans un livre ouvert, et a su trouver les mots pour me faire percevoir la jouissance suprême qu'il prenait à dominer et à asservir une femme qui savait qu'elle allait mourir de ses mains… J'ai compris en un éclair combien étaient vaines, étriquées, mes pauvres ambitions professionnelles, mesurées à l'aune de cet accomplissement absolu. J'ai programmé l'arrêt de la caméra, et je suis rentré chez moi passer à la phase pratique. C'était encore meilleur, Sénéchal, incommensurablement plus fort que tout ce que j'avais vécu avant, et même que tout ce que j'avais imaginé pouvoir vivre un jour. Je mettais en œuvre des fantasmes que j'aurais celé même à mon confesseur. J'ai fait subir à cette conne qui me pourrissait la vie tous les outrages qui me passaient par la tête, et elle me suppliait, elle me demandait pardon ! Elle ne s'est pas rebellée, Sénéchal, elle ne s'est pas offusquée comme elle le faisait quand je quémandais une petite pipe, qu'immanquablement elle me refusait avec mépris. Elle a plié, a reconnu son maître ! J'étais vengé de toutes ses années de tiédeur, de médiocrité, j'obtenais enfin la reconnaissance que je méritais. Et c'est bon, Sénéchal, si vous saviez combien c'est bon ! Quand on y a goûté, on ne peut plus s'en passer. Regardez cette magnifique jeune femme que j'ai baisée comme un malade pendant deux nuits consécutives. Croyez-vous qu'elle m'aurait fait grâce d'un seul regard, dans le monde qui est le sien. Ici elle me supplie, Sénéchal, elle est ma chose !"
Ses deux mains de maigre dégeulasse se mettent à pétrir le corps offert tandis qu'il me fixe de son regard de dément. Quand il comprend que je vais tirer, il est trop tard. Sa main s'emberlificote dans sa toge avec son énorme pistolet de champion de tir instinctif, et il se tire trois balles dans les jambes pendant que je lui en mets une dans la tête.


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