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dimanche 2 mars 2014

Le 17 aussi, je vous l'offre en un seul morcif... 
Chapitre 17
Mardi fin de matinée

De mon bureau, on jurerait qu'un match de rugby se déroule dans l'escalier, mais ce sont des chaussures à clous qui sonnent contre les marches, pas des crampons. Un schtroumpf frappe à ma porte et pénètre sans attendre d'y avoir été invité, ce qui, de l'avis de la grosse Suzie, pute au Bois, constitue le comble de l'impolitesse. Il est tout essoufflé de sa montée d'escalier. Quatre étages, tu penses ! C'est vous dire la condition physique de nos collègues en uniforme. Entre deux tentatives pour reprendre son souffle, il arrive à prononcer quelques mots qui, mis bout à bout, finissent par composer cette phrase incroyable :
-" On a assassiné la femme du commissaire !"

Je vous fais grâce des cris d'étonnement divers produits par les personnes présentes pour me ruer dans la voiture, suivi par mes troupes d'élite dans l'ordre d'efficacité : la Belette précède de peu le Rital, et le Nigaud, incapable de passer la porte du premier coup sans se cogner quelque part ferme la marche. Nous sirènedeflicons avec gyrophare, à moins que nous ne gyropharions avec sirène, jusqu'à l'adresse du boss. Y'a du cirque au pied de l'immeuble : cars de police, ambulances, voitures de journalistes aux armes de leurs torchons, plus la foule des amateurs de commérages qui, par chance ! passaient justement dans le coin. Ça gueule, ça siffle, ça flashe à tout va. J'avise un grand schtroumph (dans la volaille en uniforme, le grand schtroumpf n'a pas un pantalon rouge, mais des galons sur les manches), lui présente mes fafs, et lui ordonne de faire dégager le populo. Puis, suivi de ma petite troupe, je m'engouffre dans l'immeuble jusqu'au troisième droite. Fifi est là, débout dans l'entrée de son appart. Jamais je ne lui ai vu une tête pareille. On le dirait fait de vieux plâtre, blafard avec des traces vertes, les paupières rougies. Il assiste, immobile, les bras ballants, au ballet des policiers scientifiques. Il est loin l'Arlequin bondissant du chapitre premier. Je me demande s'il le trouve à son goût, cet assassinat là. Je m'approche, suivi de ma bande qui se planque soigneusement derrière mes larges épaules, sauf Nigaud qui dépasse dans toutes les dimensions. Ah, les condoléances ! Ce moment toujours pénible où l'on cherche désespérément à trouver un truc original et sincère à balancer, avant de répéter la phrase traditionnelle déjà prononcée par son prédécesseur, et bientôt articulée par son successeur dans la kyrielle des visiteurs. Sauf que, ce coup-ci, la kyrielle c'est nous, et rien que nous, ce qui constitue à peine une ébauche de kyrielle, tout juste une minilitanie. Les autres font leur métier, personne ne songe à s'occuper de lui. Son regard se lève sur nous. Je tends la main, mais il ne la voit pas. Il dit seulement :
-" Il faut relâcher Leclerc, Sénéchal, et coincer le véritable assassin, celui qui a fait ça."

Je fais oui de la tête, avant d'entrer dans l'appartement. Les collègues de l'IJ sont en train d'emballer la dame et de faire les relevés. Leur responsable me reconnaît, et me glisse sobrement :
-" Je peux vous dire qu'elle a salement dégusté, la pauvre.
- J'ai besoin de votre rapport au plus vite.
- Compte tenu des circonstances, je vais demander aux Russkofs de s'en occuper en priorité. Vous pourrez peut être avoir les premiers éléments demain, en allant les voir directement. Je sais que ce n'est pas très réglo, mais… Vous connaissez le chemin, non ?"
Il a balancé sa dernière question en jetant un coup d'œil en coin à la Belette. Manifestement, notre petite visite au laboratoire n'a pas été aussi discrète que je le pensais. D'un autre côté, quelle importance ? Jouons la carte de l'efficacité !
-"La Belette, tu sautes sur le poil des frangins dès demain à la première heure. Je veux savoir dès que possible si nous avons affaire au même tordu, où s'il s'agit d'une coïncidence !
- Il fait bizarre dans votre bouche, ce mot là, capitaine. Pour moi, y'a pas de doute possible. Il m'a ratée, il lui fallait une autre cible touchant la brigade. Et comme il ne s'attaque qu'à des femmes…"
Je pense à Maud, fugitivement, mais ça suffit pour me mettre très en colère. Une colère froide, déterminée. J'aurais sa peau avant qu'il ne l'approche.
- "Tu n'as sans doute pas tort. Ce n'est pas une raison pour oublier les fondements du métier. Rital, tu t'occupe de la légiste. C'est une copine, je lui aurai téléphoné, tu sauras tout ce qu'elle sait sans délai.
- Et moi ?" demande Migaud, en se balançant d'une jambe sur l'autre.
-" Toi, tu essaies de comprendre comment on a pu se planter sur le cas Leclerc. Parce que la Belette a raison. Je ne crois pas aux coïncidences. Je veux savoir pourquoi les statistiques ne donnent que quatre noms, et que tous nous ramènent à lui. De toute façon, c'est tout ce qu'on a pour l'instant.
- Mais alors, on le libère, ou pas ?
- Évidemment on le libère, mais on lui colle des collègues au cul. Nous ne pouvons pas nous en charger nous-mêmes, avec ce nouveau meurtre, mais tu demandes à Dermédard de nous trouver une équipe, et de ne pas le lâcher.

Ferricelli est toujours planté près de sa porte d'entrée, mais un toubib s'occupe de lui, maintenant. Je m'approche pour entendre qu'il lui propose de l'hospitaliser quarante-huit heures, afin de prendre en charge son état de choc. Comme le commissaire ne réagit pas à la proposition, le médecin le prend au mot, et enregistre son consentement. Le prenant gentiment par le bras, il l'entraine avec lui dans l'escalier, sans que Fifi oppose la moindre résistance. Vous allez peut-être me trouver lâche, mais je respire un grand coup. C'est la première fois que je me trouve dans cette situation, et je ne m'imaginais pas rester en tête-à-tête avec mon boss à évoquer en se beurrant petit à petit les merveilleuses qualités de l'épouse assassinée, comme dans n'importe quel film amerloque.

A notre sortie de l'immeuble, l'ambulance qui emmène Fifi a réussi à se frayer un chemin au travers des rangs serrés des journaleux. Il faut croire qu'ils se sont passé le mot, tant ils sont nombreux maintenant. On a l'impression de se trouver dans une scène des "oiseaux" d'Hitchcock, quand tous ces corbeaux nous dégringolent sur le râble en nous mitraillant de flashes incongrus alors que le Mahomet nous joue la grande scène du 1 ! L'un d'eux a le malheur de retenir la Belette par le bras pour faire une photo. Le pauvre ! Avant d'avoir compris son erreur, il se balance, la tête en bas, au poing d'un Nigaud ulcéré qu'on ait pu toucher à sa princesse. Ça a le mérite de ramener le calme dans l'assistance, à l'exception d'un petit malin qui se croit autorisé à faire un cliché. Celui-là, c'est le Rital qui s'en charge. En moins de temps qu'il ne faut à un morpion pour changer de sexe, il lui subtilise son appareil, et en efface la mémoire comme s'il avait fait ça toute sa vie. La cohorte des scribouillards nous entoure maintenant en silence, sans oublier néanmoins de tendre ses micros vers moi. Je sens que si j'annonce simplement "pas de commentaires", ça risque de bousculer. D'un autre côté, je n'ai pas grand-chose à leur offrir. Je décide de leur balancer quelques faits établis, assaisonnés à la langue de bois :
-" Nous ne savons pour l'instant pas grand-chose. L'épouse du commissaire Ferricelli a été agressée chez elle, vraisemblablement cette nuit, pendant que son mari interrogeait un suspect au commissariat. Elle est décédée. L'enquête sera menée par la brigade criminelle. C'est tout pour l'instant.
"C'est tout pour l'instant" produit sur un journaliste l'effet d'une poignée de poil à gratter dans le caleçon d'un naturiste qui se serait au préalable endormi sur la plage les joyeuses au soleil. Au lieu de se contenter de mon petit communiqué, ces empaffés resserrent les rangs en gueulant tous la même question :
-" S'agit-il du Saigneur des Agneaux ?
- Voyons, mesdames et messieurs, il est beaucoup trop tôt pour le dire. Un commissaire de la Brigade criminelle se fait forcément beaucoup d'ennemis. Il peut donc s'agir d'un acte de vengeance. Il peut également être question d'un crime de rodeur, ou d'une affaire de mœurs, que sais-je encore ? Nous allons procéder à toutes les vérifications utiles, effectuer les recoupements nécessaires, et en tirer des conclusions fiables que nous vous communiquerons en temps opportun.
- On a entendu dire que vous teniez un suspect, dans cette affaire…
- Il est vrai qu'une personne a été interpellée et placée en garde à vue. Il semblerait qu'elle soit aujourd'hui mise hors de cause, et à cette heure, elle a du être remise en liberté.
- C'est donc bien le Saigneur qui a tué la femme du commissaire !"

Putain les cons ! Je n'ai même pas eu le temps de répondre qu'ils se sont envolés, passant de l'état de charognards à celui de pigeons voyageurs en une fraction de seconde, pour aller rapporter leur gros scoop à qui de droit, ou à qui de gauche, suivant les canards boiteux qui les rémunèrent. Bof… Est-ce que c'est grave ? Je vois peu de victimes potentielles à l'exception de mon avancement, étant entendu que je ne peux pas me planquer derrière mon paravent corse, cette fois-ci. Mais comme je n'en ai rien à foutre, de mon avancement… Si on me demande ce qui m'a pris de prétendre qu'il s'agit du Saigneur - parce que je ne me fais pas d'illusions, par la grâce de l'art journalistique du "j'lai pas dit mais j'le pense", c'est ce que comprendront les lecteurs des journaux de même que les auditeurs et spectateurs des autres canaux d'infos - je répondrai que j'ai juste donné un coup de pied dans la fourmilière, et puis c'est tout.

Du coup, nous voici libérés. Nous réintégrons la bagnole, direction le bureau. Les vioques nous attendent, les quinquets interrogateurs. Nous montons nous installer dans la tanière, et mes acolytes, chacun leur tour, complètent le récit de l'agression. Puis les deux momies nous informent de la remise en liberté de Leclerc, que l'on marque à la culotte en essayant de faire en sorte qu'il ne s'en aperçoive pas. Nous avons, heureusement, quelques spécialistes des techniques de filatures dans la grande maison. La suite de la journée passe comme un noyau de pêche dans le cul d'un singe trop gourmand, lentement, et avec difficulté.


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