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mardi 4 mars 2014

Ce livre étant d'une implacable logique, après le 17, voici le 18...
Chapitre 18
Mercredi

Ce mercredi matin est un remake de l'après-midi d'hier, en pire, comme si le noyau de pêche avait grossi ! Nous dévalisons la machine à café et tournons en rond dans nos bureaux sans trouver une idée originale à développer. On s'est bien amusé un moment, à lire les supputations des journalistes, qui sont allés jusqu'à exhumer d'anciennes affaires, comme celle de Gilles-Hervé de Toupetitéton, qui étouffait des vieilles dames en les peignant de la tête au pied avec de la laque d'une célèbre marque dont je suis contraint de taire le nom. Il agissait ainsi pour se venger car il estimait avoir été spolié lors de la succession. On nous ressort aussi l'affaire de l'Etourdisseur, qui tuait ses victimes d'un coup de marteau de maçon en plein front car il trouvait injuste d'avoir été réformé des abattoirs au motif qu'il souffrait de rhumatismes des poignets. Mais bon, on se lasse quand même assez vite de lire ce genre de prose, dont la qualité reste très perfectible. On a bien fait un concours pour savoir celui qui trouverait le plus de fautes d'orthographe dans les articles en question, mais l'Encyclope nous a mis une telle pilée que ça n'était même plus drôle. On tue le temps mais lentement, avec sadisme, jusqu'à l'heure de sa taper la cloche. Quand la grande aiguille monte enfin la petite en levrette, le bout du nez collé sur le douze, nous filons à la cantoche tous les six. Le patron nous voit rarement débouler comme ça. En général, il en manque au moins trois ou quatre, retenus pas une affaire quelconque. Du coup, il se sent obligé d'offrir l'apéro. Ce n'est pas grand-chose, mais ça met un peu de soleil dans cette foutue journée.

Je ne la connaissais pas vraiment, la môme à Fifi. Juste vue deux ou trois fois, passant au bureau dire bonjour à son homme, qui ne s'est jamais soucié de nous la présenter. C'était une grande jeune femme mince et effacée. Autour de notre pastis gratos, on se met à parler d'elle, forcément. Ce sont les vioques, au courant des moindres potins, qui nous en apprennent un peu plus. Leur histoire, c'est celle d'un amour d'adolescents, la rencontre d'une princesse et d'un preux chevalier de dix-sept ans tous les deux. Dix ans plus tard, le chevalier a travaillé à se rapprocher de la cour du roi, et la princesse s'est retrouvée seule à filer la laine dans son appart' du troisième droite. Fifi n'aimait pas la trainer derrière lui, car il la trouvait empruntée en société, et l'ambitieux estimait que cette réserve pouvait lui nuire. D'après le Dermédard, la jeune femme devait souvent avoir mal aux cervicales, compte tenu de nombre de paires de cornes qu'elle trimbalait. Pauvre gamine. Elle aura aligné les salauds, dans sa trop courte existence. On tortore tranquille, en devisant sans but sur les choses de la vie, la santé, les maladies, la politique, le sport, le temps qu'il fait, celui qu'il devrait faire, celui qu'il faisait avant, et celui que nous réservent les prochaines années. On apprend que Jean-Pierre a mis sa salle en vente, et qu'il compte se retirer dans sa cambrousse pour s'y faire oublier. Puis on s'expédie en cœur le p'tit café dans sa culotte typiquement français, et c'est l'heure d'envoyer les troupes au combat ! La Belette s'en va frictionner ses ruskoffs, le Rital va faire connaissance avec Marie-Ca, le grand retourne à son ordinateur, les vioques à leurs paperasses, et moi… Ben, je vais jouer au commissaire : attendre les résultats dans mon bureau en me grattant les joyeuses.

En fait, je pense qu'il serait souhaitable que je profite de cette après-midi de calme pour me rédiger un petit tableau synoptique de toute cette affaire. Pourquoi vous me dites "c'est pas faux" ? C'est "synoptique" que vous ne comprenez pas ? Qu'est-ce que vous croyez ? on n'a pas que C,R et S comme lettres, dans la police ! Et ne comptez pas sur moi pour vous mâcher le boulot. Si vous en voulez un, de tableau synoptique, vous vous débrouillez pour le faire. Je mets donc à profit mes quelques heures de liberté pour reprendre l'ensemble des éléments depuis le début. Et une fois que c'est fait, ben… J'ai comme le sentiment qu'un truc ne colle pas. Depuis l'enlèvement de la Belette, j'ai l'impression d'entendre sinon une autre partition, au moins une nouvelle exécution. Déjà, l'enlèvement d'Isabelle m'étonne. Nous avons affaire à un psychopathe qui aime torturer et tuer, mais qui cherche par tous les moyens à NE PAS être considéré comme un tueur en série, sans doute pour pouvoir poursuivre son petit manège. Admettons que notre attaque dans les journaux l'ait chatouillé sous les aisselles, qu'il n'aime pas ça, et qu'il ait voulu nous prouver qu'il était le plus fort. Mais recommencer moins d'une semaine après… Si c'est le même type, il accélère le rythme. Ou alors, vexé par le précédent échec, il veut nous prouver qu'il est le meilleur, puisque nous ne sommes même pas capables de protéger nos familles… On a peut-être une chance que, dans la précipitation, il ait oublié un détail, cette fois. J'hésite à poursuivre le jeu engagé avec les journaux. Le pousser à bout peut l'entrainer à faire une connerie qui nous permettrait de le coincer, mais ça risque aussi de remplir les frigos de l'administration, et je n'y tiens pas trop. D'autant que mes tentatives d'hier soir pour inciter Maud à prendre des vacances loin de Paris se sont avérées vaines. Or je n'ai absolument aucune envie de partager l'expérience de mon boss en matière d'horreur. Tiens, quand on parle du loup… Il vient de m'envoyer un email par lequel il m'informe que dès que le permis d'inhumer aura été accordé, il descendra en Corse enterrer son épouse dans la plus stricte intimité, ni fleurs ni couronnes même de la part des collègues, etc, etc. Suite à la cérémonie, il restera passer quelques jours dans l'ile dans sa famille, avant de reprendre du service. Bon. Soyons positifs. Nous venons d'économiser une couronne, et de gagner huit jours de paix. C'est mieux qu'un coup de pied au cul, non ?

Et c'est la Belette qui gagne la course des lieutenants, en réintégrant la grande maison la première, nantie, j'en suis persuadé, de renseignements intéressants. Elle s'assied sur la chaise visiteur de mon bureau sans y avoir été invité. Faut que je me méfie, moi, cette gazelle commence à se sentir un peu trop à l'aise… Je note par ailleurs, simple déformation professionnelle, qu'elle est décoiffée, et qu'il manque deux boutons à son corsage. Répondant à mon interrogation muette, elle referme cette caverne qui laisse Ali baba en me piquant un trombone, et consent à expliquer :
-" Ces deux empaffés ont pris des cours de self-défense. Il a fallut que je m'énerve un peu. Mais bon, j'ai obtenu ce que je voulais."
Elle arbore, effectivement, un sourire satisfait en me présentant une chemise de papier contenant deux pauvres feuillets imprimés, juste comme le Rital nous rejoint avec son propre dossier. Il a l'air un peu chiffon, notre play-boy. Je demande des nouvelles de ma copine légiste. Romagne se gratte la gorge, et répond :
-" Elle va très bien. Elle m'a chargé de vous embrasser, mais… Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je préfèrerai qu'on en reste au stade verbal, en ce domaine.
- Ce qu'elle n'a pas fait, elle, pas vrai ?
- Si vous racontez dans la maison qu'il a fallu que je lui roule un patin pour avoir votre fichu dossier, je ne vous adresse plus la parole !
- Un patin ! Woaw, sacrée Marie-Ca ! Elle t'a bien roulé, Rital, tu aurais pu négocier une bise sur la joue. Faut jamais lui donner tout ce qu'elle demande…

- Je ne lui ai PAS donné TOUT ce qu'elle a demandé !" rétorque notre italoche, tout rouge. La Belette éclate de rire tandis que je récupère le dossier de Romagne. Puis je fais signe à mes sbires qu'on file à la tanière rejoindre les vioques et Nigaud.

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