Tiens, c'est mon véquande de générosité, je vous mets aussi le 16 en entier...
Chapitre 16
Lundi soir
François
Leclerc entre dans la salle d'interrogatoire encadré par le Rital et Nigaud.
Parce que, je ne sais pas si je vous l'ai déjà dit, mais nous avons,
maintenant, une salle d'interrogatoire, comme dans les séries américaines, avec
caméra d'enregistrement, miroir sans tain donnant dans le bureau voisin, table
et chaise du suspect scellées au sol, éclairage modulable, peinture lie de vin
au mur, (lie de vin, c'est une façon innocente de dire sang de bœuf) et tout et
tout. Et vous voulez savoir pourquoi l'administration a jugé bon de se lancer
dans de telles dépenses ? Parce que je vous assure que nous n'y sommes pour
rien, nouzôtres les zutilisateurs. On a rien demandé. Il se trouve que quand
ces messieurs des ministères ont médiatiquement besoin de visiter la police,
c'est chez nous qu'ils viennent faire un tour. Et chaque fois, ils demandent à
voir cette salle en particulier. Sans doute un besoin de repérer les lieux,
juste au cas où… Et chaque fois, on leur répond que nous n'en avons pas, que
les interrogatoires se passent dans les bureaux, parce que nous manquons de
crédit. Quand un élu pose une question à un fonctionnaire, celui-ci doit
toujours terminer sa réponse par cette phrase devenue culte. L'administration a
donc fini par juger utile de nous en doter, mais nous sommes instamment priés
de ne l'utiliser que pour les grandes occasions, et de la garder propre, en cas
de visite inopinée.
Soyons
honnêtes, une fois n'est pas coutume, je suis bien content de pouvoir utiliser
cet équipement, aujourd'hui. Nous avons affaire à un tordu exceptionnel, il
n'est sans doute pas inutile de pouvoir l'observer, sinon à son insu, parce
qu'il ne faut quand même pas se leurrer, le mec sait évidemment que le miroir
est truqué, au moins sans que lui ne puisse nous voir. C'est un moyen de
préserver l'effet de surprise, en changeant d'interlocuteur à notre rythme,
histoire de le déboussoler un peu. Pour l'instant, il est en main avec Migaud
et Romagne, les fiers-à-bras, qui sont allés le cueillir à la gendarmerie de
Bourgmoye les Esgourdes, où il attendait calmement après sont interpellation
par la maréchaussée, une paire d'heures plus tôt. D'après l'adjudant chargé de
l'affaire, le type a paru surpris, voire un peu effrayé, à bredouillé que
c'était sûrement une erreur, et les a suivi sans opposer de résistance.
Il
est assis dans le bocal, face à la glace, et donc à nous. Le Rital et le Nigaud
l'encadrent de près et commencent leur interrogatoire. Nous avons décidé de
travailler en trois paires classiques. Pour le premier round, c'est le Rital
qui joue le méchant, et Nigaud le flic sympa. Malgré l'imposante masse du
grand, il est en effet peu crédible en méchant, sauf à se trouver vraiment en
colère, mais là, il risque de devenir incontrôlable. Il ne faudrait pas qu'il
traite le suspect comme la porte de la salle de gym ! Pour le deuxième
round, si nécessaire, parce que le type peut très bien tout balancer
rapidement, ce sont les vioques qui s'y collent. Ils possèdent une technique à
part, très au point, pour faire tourner n'importe qui en bourrique. Ils parlent
sans arrêt, de telle sorte qu'à la fin, le suspect se bat pour pouvoir en
placer une, et en général, à ce moment là, il dit la grosse connerie qu'il ne
fallait pas. Si le bonhomme a résisté à ces deux fois deux heures sans craquer,
ce qui nous amène autour des dix heures du soir, j'entre en scène avec la miss.
On a beaucoup parlé, elle et moi, et, malgré ma réticence initiale, elle a su
trouver les arguments pour me convaincre qu'elle ferait une méchante très
crédible. Nous le travaillerons nous aussi pendant deux heures. Puis, si c'est
encore insuffisant, Fifi prendra le relais pour l'accompagner une partie de la
nuit. Le boss m'a étonné, sur ce coup là. Alors que nous organisions notre
fonctionnement pour cette garde à vue, en attendant l'arrivée du bonhomme, il
m'a dropé le bébé en avouant qu'il n'avait aucune espèce d'expérience dans le
domaine. Je l'ignorais capable d'une telle humilité. Mais je vous entends déjà
me faire remarquer que, si justement il n'a pas d'expérience en la matière, il
est stupide de le laisser interroger le suspect seul. Sauf qu'on n'attend pas
de lui qu'il obtienne des aveux, pendant la nuit, mais seulement qu'il fasse le
nécessaire pour que notre suspect ne dorme pas. Fifi a donc pour mission de
tailler une bavette jusque sur les coups de six heures, six heures et quart,
avant de lui laisser la possibilité de faire un petit somme, assis à sa table,
la tête posée sur les bras, comme les petits n'enfants à la maternelle. Et à
six heures et demie, Nigaud et Rital lui apporteront le petit déjeuner !
A
bien regarder notre bonhomme, je doute qu'il résiste aussi longtemps. À son
arrivée, quand nous l'avons informé de ses droits, il a décliné d'une voix
faible la possibilité de voir un avocat, a refusé le médecin, et a expliqué
qu'il n'avait personne à prévenir par téléphone. C'est un type pas facile à
décrire, tant il est moyen en tout. Taille moyenne, corpulence moyenne,
physique quelconque, cheveux bruns, courts mais sans excès, peignés mais sans
recherche. Ses yeux sont d'une couleur indéfinissable qui se promène à la
frontière du vert et du brun. C'est le genre de mec qu'on oublie dans la
minute, même après avoir passé une journée en face à face. Ses fringues sortent
du même tonneau. Ni neuves ni usées, ni luxueuses ni bas de gamme, propres et
repassées, elles déclinent cette gamme de couleurs qui hésite entre le gris
moyen et le beige intermédiaire. Ses pompes de cuir brun avouent timidement
qu'elles sortent du rayon "indémodable" d'un magasin de chaine
populaire. Je sais bien qu'il ne faut pas se fier aux apparences, mais je peine
à imaginer ce personnage falot en train de violer, de torturer et de tuer des
femmes. Il a plutôt le physique de mari soumis des personnages de Dubout. Je
suppose que quand nous l'aurons confessé, les psys se disputeront l'honneur
d'expliquer ce comportement pervers en remontant à son enfance, et ils auront
peut-être raison. Pour l'instant, il répond de sa voix ténue mais régulière aux
questions que lui pose sans douceur le Rital.
Les
vioques ne sont pas parvenus à obtenir mieux que les fiers-à-bras, malgré leur
expérience et leur complicité. Le petit bonhomme a résisté aux manœuvres
d'intimidation du Rital et du Nigaud, et ne s'est pas laissé désarçonner par le
verbiage ininterrompu des deux badernes. Ça fait pratiquement deux heures qu'à
leur suite, nous le tannons, la Belette et moi, sans plus de résultat. Je vais
finir par croire qu'il est ce qu'il dit qu'il est, et ce qu'il parait être :
personne. C'est justement ça qui me fait tiquer. Il est trop parfaitement
moyen, de la même façon que les crimes qu'on lui impute sont trop parfaitement
différents. Face à nos accusations, il se contente de nous seriner la même
chanson. Son histoire n'est pas banale. Petit comptable dans une PME
quelconque, il apprend le même jour qu'il est viré pour laisser sa place à la
fille du patron, et qu'il a gagné le gros lot du millionnaire, soit, excusez du
peu, une trentaine de millions d'euros. Ces deux points ont été vérifiés et
sont exacts. Plutôt que de claquer ses pépètes toutes neuves en se prenant pour
un maharadja, le bonhomme a remboursé toutes ses dettes, terminé de payer sa
maison, et largement doté la maison de retraite médicalisée où sa mère finit
lentement sa vie de petit légume afin de n'en entendre plus parler. Il a placé
le reste de l'argent de manière à vivre de ses rentes sans jamais plus avoir à
compter, car il me faut préciser qu'il a déclaré qu'il avait toujours détesté
son métier. Et il se promène, en France et à l'étranger, mais plutôt en France,
au rythme de ses humeurs. Il visite des musées, dort dans des hôtels de milieu
de gamme, mange dans des restaurants ordinaires, sans jamais savoir, dit-il, où
il sera le lendemain. Quand nous lui demandons pourquoi il ne s'offre pas les
palaces et les tables gastronomiques, il rougit et prétend qu'il n'ose pas. Pas
encore, susurre-t-il avec un sourire contrit en expliquant qu'il finira
peut-être par apprendre…
Il
a des réponses pour tout. Les quatre fausses identités ? La peur d'être
identifié comme riche et poursuivi pour son argent. Les faux papiers ont été
achetés en ex-Yougoslavie, à l'occasion d'un voyage d'agrément, sans
préméditation, au portier de nuit de l'hôtel, à la suite d'un pari. Sa présence
dans les zones où ont eu lieu les crimes n'est due qu'au hasard. Il explique
être passé également dans de nombreux endroits où n'ont pas eu lieu de crimes.
Quel que soit notre angle d'attaque, sa défense est toujours la même. Il ne
comprend pas ce qu'on lui reproche. Il n'a pas d'alibi puisqu'il vit toujours
seul et ne tient aucune comptabilité des endroits où il passe. Il est incapable
de dire où il se trouvait aux dates que nous lui indiquons, puisqu'il ne note
rien et jette les factures et les tickets de caisse le jour même où ils sont
réglés.
Minuit
approche, et j'entends du bruit dans la pièce d'observation. Fifi prend la
température avant de venir assurer son tour. Le voici qui se pointe, toujours
parfaitement sanglé dans son costar. On a l'impression qu'il sort de la salle
de bains, alors que, comme je le connais, il n'a quitté le bureau que le temps
d'aller avaler un plat du jour à la cantine. On s'en serre cinq, sans dire un
mot, et nous filons, la Belette et moi, mettre la viande dans le torchon. C'est
à peine si le ci-devant Leclerc François laisse échapper un petit soupir. Demain
sera un autre jour.
Qu'est-ce
que je vous disais ! On est mardi, maintenant ! J'aurais pu encore changer de
chapitre, pour respecter l'ordonnancement des titres, mais bon, faut pas non
plus pousser mamie, vous avez eu une pause suffisante tout à l'heure ! Il est
neuf heures du mat', ça fait déjà deux cent quarante minutes que les camions
sont pleins de lait, les balayeurs pleins de balais, et que Paris s'est
éveillé. Le Boss est dans son bureau, mais il fait un peu chiffon, ce matin.
L'est pas encore rentré chez lui, le Fifi. Pas rasé, les yeux cernés et bordés
de rouge, il touille machinalement sa double dose de Nescafé avec un stylo en
lisant quelque chose sur l'écran de son ordinateur. Il lève la tête quand
j'antre. (Non, ce n'est pas une faute d'orthographe, c'est une contraction
destinée à économiser de l'encre et du papier. Le verbe antrer signifier
pénétrer dans un antre. Évidemment, à cause de vous et de vos demandes
d'explication, on repassera, pour ce qui est de l'économie !)
-"
Bonjour, Sénéchal.
-
Patron,
-
Je crois qu'il faut se rendre à l'évidence, mon vieux. Nous nous sommes plantés
quelque part. Ce petit homme est complètement étranger à toute cette affaire.
J'ai passé la nuit avec lui et n'ai rien obtenu de plus que vous. Il ne s'est jamais
coupé, à des explications pour tout… Et nous n'avons aucune preuve contre lui.
On peut l'ennuyer avec l'histoire des fausses identités, bien évidemment, mais
vu qu'on n'a rien à reprocher à ses quatre avatars, ça n'ira pas chercher bien
loin. Si vous avez une idée, c'est le moment, parce que je n'ai rien pour le
garder au-delà de vingt quatre heures.
-
Vous disiez que statistiquement…
-
Oui, je le disais. Et je le pense encore. Le pourcentage de chance pour que ce
type se soit trouvé dans toutes les zones de crimes, à plusieurs reprises, dans
les quinze jours précédant chacun des meurtres relève de l'infinitésimal, mais
il n'est pas nul ! Allez faire comprendre la différence à un juge
d'instruction, vous ! Et puis, le type ne colle pas avec les faits. Même la
jeune Le Fur, qui a pourtant été en contact étroit avec le tueur, n'est pas
certaine qu'il s'agisse de lui, alors…
-
Écoutez, patron. À mon avis, on ne peut pas faire une croix sur tout notre
travail comme ça. Tous vos calculs tiennent la route, j'en suis certain, et
donc je pense que, d'une manière ou d'une autre, il est impliqué dans ces
affaires. En plus, moi, il me gène, ce bonhomme. Il est trop parfaitement
moyen. Puisqu'on n'a rien contre lui, relâchons-le, mais en établissant une
filature, et nous verrons bien. Si c'est lui, il recommencera tôt au tard. Il
suffit que nous nous trouvions au bon endroit au bon moment.
-
Et bien d'accord, Sénéchal. Faisons comme ça. Occupez-vous des formalités, vous
voulez-bien ? Je suis crevé, j'ai besoin de rentrer chez moi prendre une douche
et dormir une paire d'heures. Je serai de retour en début d'après-midi. D'ici
là, je vous confie la boutique. Quand je pense que j'ai été à deux doigts de
prévenir les journaux que le tueur avait été arrêté ! On l'a échappé belle, sur
ce coup là. Le ridicule ne tue peut-être pas, mais il peut laisser gravement
handicapé. Bon, j'y vais. À tout à l'heure, Sénéchal". Il se lève, me
touche la main et se casse.
Je
rejoins mon bureau et convoque mes papivores de service, Dermédard et
l'Encyclope, que je charge d'expédier la paperasse pendant qu'avec les autres
lieutenants, je vais tricoter une laisse sur mesure pour le dénommé Leclerc
François. Nous en sommes à répartir les tours de garde quand un barouf du
diable enfle dans les étages.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire