Y'a donc un moment de silence et de vide, et... Et... Et... Créon est arrivééé, sans s'presser-er-er... Oups, s'cuzez moi. Créon donc
entre sur scène accompagné d'un page. (En ce qui concerne la fonction de ce
petit personnage, on se reportera utilement à l'exposé de linguistique qui
traite de l'origine du mot "anthropophage", et qui se trouve quelque
part sur ce blog, vous n'avez qu'à vous reporter à la table des matières.
(Ceci me remet en mémoire cette soirée au restaurant durant laquelle, pour
stabiliser notre table, dont l'un des pieds était trop court, j'avais déchiré
la page en question du livre que j'avais apporté avec moi, précaution utile
puisque j'avais une heure d'avance à mon rendez-vous avec une femme, laquelle
ne trouva rien de mieux que d'annoncer, une fois l'équilibre du meuble rétabli
: chouette, la table des matières fait cale. Elle est merdique, je vous
l'offre.)) Arrive un garde caricatural, c'est-à-dire balourd, rustre,
rougeaud... Cette simple description suffit à affirmer qu'Anouilh porte à
gauche. Les gens de gauche, en effet, caricaturent volontiers les représentants
du pouvoir, et les forces de l'ordre qui sont censées leur être inféodées,
tandis que les auteurs de droite se moquent plus volontiers des fonctionnaires
administratifs, des professeurs, et du petit personnel. Sauf en URSS et en
Chine, bien évidemment, où c'est le contraire, mais l'Anouilh que nous étudions
ici n'est ni d'origine chinoise, ni d'origine russe.
Un
dialogue s'instaure entre le roi de Thèbes et le trouffion de base - dont la mission
consiste à empêcher que l'on enterre Polybrice - qui mouille ses couches de
trouille (Il y a effectivement là une contrepèterie possible, mais elle est
nulle !). Il explique en bredouillant qu'il a été tiré au sort pour venir
annoncer la nouvelle, mais que c'est pas sa faute, qu'il y est pour rien,
qu'ils ont plutôt bien monté la garde (qui n'en demandait pas tant) ses
camarades et lui, et que c'est donc incompréhensible, mais… On a mis de la
terre sur le corps de Polybrice ! Avec une pelle d'enfant. Bon, ça énerve un
peu Créon, qui décide de taire la nouvelle au peuple, et de renforcer la garde.
Il promet au flic que, si la chose s'ébruite, on le mettra, lui et ses potes,
au feu. Le garde (à vous) dit j'y go, mais en français, et file mener sa mission.
Créon sort également du plateau. C'est ce que l'on nomme une scène roborative...
Que nous apprend cette scène,
franchement, que nous ne sachions déjà ? Et bien qu'Anouilh ne connaît rien à
la chose militaire ! Encore un planqué, vraisemblablement réformé pour un
futile motif. Reprenons les faits depuis le début. Un soldat de deuxième
classe, de garde avec deux camarades, constate une anomalie, et, en toute
simplicité, il vient voir le roi, qu'il appelle "chef", pour lui
raconter toute l'histoire. Et là, je demande simplement : "mais de
qui se moque-t-on ?". Le trouffion, d'abord, fait partie d'un détachement,
commandé au moins par un caporal, voire un caporal-chef. En cas de pépin, c'est
celui-ci, sauf si le pépin c'est qu'il est mort, qui va rendre compte au
sergent (ou brigadier), ou, éventuellement, au sergent-chef (ou
brigadier-chef), qui est le seul sous-officier de toute la hiérarchie militaire
qu'on appelle "chef", justement. Le chef en question rend compte à
son sous-officier supérieur, un adjudant, adjudant-chef ou major, qui lui-même,
dégoulinant de trouille comme les autres avant lui, repasse soigneusement sa
tenue n° 1 avant d'aller solliciter l'attention de son sous-lieutenant, ou
lieutenant, pour lui faire son rapport. Celui-ci le fera suivre, avec ses
commentaires et préconisations, au capitaine commandant la compagnie, qui
transmettra au commandant, lequel l'adressera au lieutenant-colonel, commandant
en second de la base, qui rendra compte au colonel. Celui-ci prendra langue
avec le général de brigade commandant la région militaire, qui fera remonter
l'information au général de division responsable du service à l'état-major, qui
alertera le général de corps d'armée, commandant en chef des troupes, lequel,
penaud, finira par avertir le général d'armée occupant le poste de chef d'état
major du roi, qui, enfin, aura pour devoir de donner au roi l'information. La
réaction du roi à ladite information devra ensuite refaire le chemin en sens
inverse. Partez du principe que le téléphone arabe fonctionnait mal, en Grèce,
à l'époque, et vous conviendrez avec moi qu'avant le retour de bâton, Antigone
a tout le temps d'ensevelir son frangin proprement. Que l'Anouilh ait voulu
raccourcir la voie hiérarchique, pour donner un peu de nerf au récit, soit !
Mais point trop n'en faut. Essayez, juste une fois, d'appeler "chef"
un simple adjudant, et vous m'en direz des nouvelles. Alors un roi ! N'importe
nawak ! Quant à imaginer que ledit roi se laisse aller à donner des ordres
secrets à un troubade de deuxième pompe ! Mais il ne parle même pas la même
langue ! C'est bien simple. Cette scène est rédigée de telle façon qu'elle
laisse croire que Thèbes n'est qu'une version grecque de Brescello,
le village de Don Camillo, dont Créon serait le Péponne. Bonjour le niveau de
la tragédie grecque ! Sophocle doit tellement se retourner dans sa tombe que
les sismographes du Péloponnèse enregistrent des secousses de force 6 sur
l'échelle de Richter. Enfin, admettons qu'il puisse s'agir d'une forme de
convention, destinée à maintenir la masse salariale du théâtre dans les limites
du raisonnable, et poursuivons.
Entre
le chœur. Il nous fait un laïus comme quoi tout est en place pour que se
déroule la tragédie. Depuis le temps qu'on le sait que c'est une tragédie…
C'est le genre qui raconte une histoire drôle et prévient : " attention,
voilà la chute !" Bref. Le gros garde de tout à l'heure se pointe avec ses
potes, et Antigone, prisonnière. Ils ne l'ont pas reconnue, et l'amènent au
château pour la livrer à la justice du Roi. Ils sont un rien joyce, les keufs,
partageant déjà les récompenses qui ne manqueront pas de tomber, prévoyant de
les dépenser en articles de choix : grosses putes et rouge qui tache… Quelle
vision des forces de l'ordre ! Créon arrive, et découvre avec stupeur que celle
qui ose braver son interdit n'est autre que sa nièce, petite-nièce, et
quasi-belle-fille ! Du coup, il nous la joue népote (le népote est au népotisme
ce que le despote est au despotisme, et la compote aux pommes), met les keufs
au frais, et tente de convaincre Antigone de renoncer à son projet, en échange
de quoi il se fait fort d'étouffer l'affaire, en zigouillant ses propres gardes
au passage. Mais elle ne veut renoncer à rien, et ça tourne au vinaigre.
C'est une longue scène, dans
laquelle s'affrontent les deux personnages forts de l'œuvre. On peut même
parler de scène centrale. D'un côté Antigone, femelle, 45 kilos, 20 ans à tout
casser, amoureuse, rebelle, intransigeante, pinailleuse, effrontée, sensible…
Une ado classique, quoi. De l'autre Créon, mâle dominant, 90 kilos, 60 balais,
qui a tout vu, tout connu, qui s'est sacrifié dans l'intérêt commun, et fait ce
qu'il faut pour le bien de tous, et surtout des siens, quoiqu'ils en pensent,
et quoiqu'ils en disent. Un vieux con, donc. Les parfaits ingrédients pour un
dialogue de sourds, qui ne nous sera pas épargné. On apprend tout de même, au
détour d'une confidence du roi, qu'Etéocle et Polybrice étaient deux sales
garnements, coureurs, buveurs, joueurs, fumeurs (beuûrk), capables de battre
leur père, prêts l'un comme l'autre à trahir Thèbes au nom de leur intérêt
personnel, et qu'après la bataille qui les vit s'entretuer, les deux corps
étaient si abimés et entremêlés qu'il ne sait pas vraiment lequel a été enterré
avec les honneurs, et lequel pourrit dehors… Il tente ainsi de convaincre
Antigone la naïve que la politique est une affaire de conventions et
d'apparences, et que la réalité des choses, les gens s'en tapent comme du
premier string de leur concierge. Il fallait à la nation (parce qu'en Grèce,
une ville, ils appellent ça une nation !) un héros et un traître, il leur a
donné les deux, un point c'est tout, et ce serait con de mourir pour ça. On se
rappellera, à cet instant, l'incise que je fis naguère à propos du jugement de
Salomon, pour constater que le Créon, il avait tous les éléments pour trancher
(si j'ose dire), et qu'il ne l'a pas fait. En découvrant le caractère réel de
ses frères, la gamine est ébranlée, et Créon pense enfin avoir gagné. Et là, il
crie victoire, ce con, en lui parlant du bonheur qu'elle aura, à l'avenir. Du
bonheur, à une ado ! Mais c'est comme agiter un chiffon rouge devant l'œil d'un
taureau franquiste ! Antigone se reprend et l'envoie se faire foutre.
On
est toujours ennuyé, avec cette pièce sans ruptures, pour savoir quand on
redémarre. Il se trouve qu'en pleine bagarre entre
l'oncle-grand-oncle-futur-beau-père, et la nièce-petite-nièce-presque-bru, la
blonde Ismène se pointe, le bout du nez en avant. Nous considérerons donc que
c'est l'occasion de commencer la scène suivante. La blonde a finalement décidé
que sa sœur avait raison, et veut l'accompagner dans la mort. La cadette dit
que merde, sûrement pas, c'est pas aussi facile que ça, fallait se décider
avant, maintenant c'est trop tard, c'est rien qu'elle l'héroïne. Là-dessus,
elle interpelle Créon, et lui dit que s'il ne prend pas immédiatement une
décision drastique, d'autres blondes risquent de vouloir faire pareil, vu que
la contagion se répand bien en terre meuble et aérée. Créon gueule à la garde
qu'on l'emmène. Les gardes choppent la brune et l'entraînent, suivis par la
blonde qui gueule. Le chœur s'en mêle, effaré, car vu le boucan fait autour de
l'affaire, pour Antigone, ça sent le sapin. Hémon débarque, et implore la pitié
pour sa meuf, mais Créon explique qu'il a tout essayé pour la sauver, mais qu'à
l'impossible nul n'est tenu. Hémon lui dit que si, parce qu'il est son père, ce
héros au sourire si doux… Mais Créon lui explique qu'il n'est qu'un homme comme
les autres. Découvrant brutalement que son père ne vaut pas mieux que Dark
Vador, Hémon s'enfuit en hurlant "nooooooon".
Bon, on se refait une tite pause. C'est que ça
bouge, maintenant. C'était tout mou, jusqu'à présent, mais là, ça gueule à tout
va. On s'arrête juste pour souffler, en fait, parce qu'il n'y a pas grand-chose
à commenter. Les événements s'enchainent, inéluctablement. On ne va pas
prétendre être surpris, c'était annoncé au début.
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