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dimanche 28 octobre 2012

Gourmandise



Revenons aujourd'hui à la découverte de la langue française, si passionnante quand on laisse l'imagination prendre le pas sur la connaissance. Quel élève, la tête à grand' peine soutenue par un bras calé sur son pupitre, n'a pas rêvé de voir remplacer de cette manière l'univers étriqué des explications vraies ? Moi, oui. Tenez, je vous propose de suivre une petite conférence sur le thème :

Cannibales et anthropophages

La plupart des gens confondent ces deux termes, persuadés qu'il s'agit, dans les deux cas, d'êtres humains qui se nourrissent d'autres êtres humains. Quelques personnes, infiniment moins nombreuses, établissent une distinction selon laquelle les cannibales consommeraient la chair d'individus de leur race. Seraient cannibales des loups qui se mangeraient entre-eux, ou des moutons qui se mangeraient la laine sur le dos. À les en croire, les anthropophages ne seraient que des cannibales humains. Ce n'est pas tout à fait faux, mais l'explication manque néanmoins de précision. Pour y voir plus clair, appuyons-nous sur l'étymologie, science qui décrypte l'origine des mots (notons, au passage, qu'étymologie et décrypter sont des mots assez intéressants au Scrabble, pour peu que l'on place l'y sur lettre compte triple, mais là n'est pas notre propos du jour.)
Cannibale est composé des mots canni et bale. Nous remarquerons qu'avec le temps la double consonne s'est déplacée. Á l'origine, en effet, il s'agissait de cani et balle, et là, tout de suite, les choses s'éclairent, pas vrai ? Cani signifie chien, en latin de cuisine, et balle signifie projectile depuis l'invention des armes à feu. Avant, balle signifiait tout autre chose, puisque ce mot désignait un paquet de n'importe quoi, et notamment de foin. Ce paquet était entouré d'une enveloppe, le plus souvent en cuir de basse qualité, appelée peau de balle. On notera que le terme balle devient rapidement synonyme de bien de peu de valeur, pour ne pas dire plu. Ainsi, un trou de balle est un lieu d’où ne sort que de la merde…   Il se trouve que, lorsqu'ils manquaient de munitions, certains utilisateurs d'arquebuses et autres tromblons remplaçaient les plombs par ce qu'ils avaient sous la main, c'est-à-dire n'importe quoi, et même parfois du foin ou de la paille, ce qui ne fonctionnait pas bien, reconnaissons-le. C'est néanmoins pour cette raison que le projectile de plomb s'appelle aujourd'hui une balle. On notera également qu'à cette époque, les tireurs qui mettaient du foin dans leur arme étaient appelés des ballots, comme quoi, quand on réfléchit de manière scientifique, il n'y a plus de mystère... Mais ces digressions nous éloignent de notre sujet. Reprenons. Nous avons donc chien et balle. Un cannibale (autrefois caniballe) était un chien capable de courir aussi vite qu'une balle. C'est une image, bien entendu, qui servait à désigner les chiens les plus rapides, c'est à dire les lévriers. Deux questions essentielles se posent alors, comme des Airbus sur un aéroport. Pourquoi les appelle-t-on maintenant lévriers, et non plus caniballes, comme auparavant ? Et comment ce nom de chiens a-t-il pu dériver jusqu'à désigner un être qui dévore ses congénères ? C'est bien simple, en vérité, les deux choses sont liées. Vous connaissez le genre humain, toujours à chercher à se divertir, à se lancer des défis, et à essayer de piquer un peu de pognon à son prochain ! Très tôt, les éleveurs de caniballes cherchèrent à prouver que leurs chiens étaient plus rapides que ceux de leurs concurrents. Pour y parvenir, ils organisèrent des courses de caniballes. Seulement, courir sans but, ça fatigue, ça énerve, ça creuse, et, dans la plupart des cas, les chiens, se jetaient les uns sur les autres sans même attendre la fin de la course, et s'entredévoraient avec allégresse. Par extension, tout animal (ou être humain) qui dévorait un congénère fut donc appelé cannibale. Mais les éleveurs, qui perdaient un pognon monstre quand leur chien se faisait bouffer, décidèrent d'intéresser la course, afin de garder les chiens sur la piste jusqu'à la ligne d'arrivée. C'est ainsi qu'ils introduisirent un lièvre sur la piste de course avant de lâcher les chiens. Pourquoi un lièvre ? Parce que c'est comestible et que ça court aussi vite qu'un chien, c'te bonne blague. Y'en a qu'on essayé avec un cochon, mais ils ont eu des problèmes, la course durant beaucoup moins longtemps. Par conséquent, ces chiens qui courraient comme des dératés après un lièvre furent appelés lévriers. Simple, non ?
Le cas du mot anthropophage est plus complexe, et ne désigne, en effet, que des êtres humains. Mais pourquoi ? Il est nécessaire, avant de s'appuyer sur l'étymologie, de rappeler ici que nombre de peuples ont établi une hiérarchie fondée sur l'ordre alphabétique. Un individu de classe "A" est inférieur, en grade à un individu de classe "B", lui-même situé au dessous de "C", etc. Bien sûr, la plupart de ces classements ont disparu avec le temps, mais il en reste encore quelques vestiges, et, particulièrement, la classification des "ages" qui, ayant été créée aux premiers temps de l'Egypte pharaonique (oui, Egypte aussi c'est bien pour le Scrabble) est traditionnellement dénommée "pyramide des ages". Vous en aviez entendu parler, maintenant, vous saurez ce dont il s'agit. Cette classification fut créée pour déterminer la hiérarchie au sein du corps des scribes et érudits. Le suffixe "age", en égyptien ancien, est représenté par deux rides superposées, et signifie en effet "qui sait écrire". L'expression "il n'y a pas d'age pour aimer" indique par exemple qu'une personne intéressée par l'écriture n'a pas de temps à consacrer aux choses de l'amour, et qu'elle laisse ces basses activités aux illettrés et autres analphabètes.
Dans ce système, la classification était fondée sur la consonne qui précède le suffixe. Nous n'avons pas retrouvé la description de l'ensemble des grades de la pyramide. Seuls quelques-uns sont parvenus jusqu'à nous. Le "Cage", grade élémentaire, était chargé de garder les animaux du temple. Le "Dage" avait pour tâche de ressasser sans arrêt les mêmes enseignements, afin qu'ils pénètrent les esprits. Les garçons passaient rarement "dages", par manque d'endurance linguale. De ce fait, ce grade ne s'est conservé qu'au féminin, " la Dage", avant de muter pour devenir l'adage toujours usité de nos jours. Le "Gage" était le premier grade d'officier, et désignait l'élève chargé du contrôle des punitions des grades subalternes. Le "Mage" était le premier des grades supérieurs. Il désignait celui qui en savait assez sur les hommes pour leur faire croire qu'il était capable de prédire l'avenir en égorgeant un poulet ou en regardant les étoiles. Le "Nage", situé juste au dessus, était un grade très rare, il fallait transpirer pour l'obtenir. Le "Page", encore supérieur, était seul habilité à faire la lecture au pharaon, le soir, car le pharaon ne savait pas lire mais ne pouvait s'endormir sans son histoire. C'était une charge importante, et son titulaire était au courant de tous les secrets du château. Depuis, on dit d'ailleurs d'une personne informée qu'elle est "à la page". Les rois plus récents, moins sensibles aux histoires, ont souvent remplacé l'estimable vieillard qui tenait cette charge par un jeune homme plus séduisant, ce qui nous a donné l'expression populaire "se mettre au page", qui signifie aller au lit ! Le grade de "Rage" était le plus souvent porté par des femmes. Elles seules vivaient assez vieilles pour y parvenir. Elles avaient pour but d'assister le prince dans la prise de décision, mais il faut bien reconnaître qu'en général la Rage est mauvaise conseillère. Trop vieille, sans doute. Enfin, au sommet de la hiérarchie, il y avait le Sage. L'histoire des hommes, même égyptiens, en compte assez peu. Le Tage n'a rien à voir avec notre propos, c'est un fleuve.
Et le Fage, me direz-vous ? Je n'en ai pas parlé, à dessein, histoire de ménager le suspense. Puisque le Gage est le premier grade d'officier, le Fage, situé juste en dessous, est le dernier grade subalterne, celui où se situait la cérémonie de l'écrém'age. Nombreux étaient, en effet, ceux qui voulaient appartenir à ce corps d'élite en intégrant l'ENA, Ecole des Notables Ages, qui vous permettait d'espérer une carrière courte (retraite à cinquante ans), peinarde et bien rémunérée. Pour entrer à l'ENA, il fallait devenir Gage. Mais on estime que le taux de réussite au concours d'entrée se situait entre 5 et 10 %. Que faire, alors, de tous les Fages qui venaient de s'étaler ? Pas question de les rendre à la vie civile, ils auraient pu tenter d'apprendre à lire et à écrire à n'importe qui. On décida donc de les détruire, mais de façon utile à la communauté, en les cuisant très longtemps jusqu'à ce que les chairs se détachassent seules des os, un peu comme on fait les rillettes, si vous voyez. Grâce à ce système ingénieux, la nourriture ainsi obtenue se conservait d'un concours à l'autre, évitant ainsi tout gaspill'age. Bien évidemment, tout ceci revêtait une forme religieuse et sacrificielle, il ne faut quand même pas plaisanter avec les histoires de culte. Du coup, les Fages étaient quand même drôlement fiers de servir à quelque chose. Lors de la cérémonie, à l'appel de son nom, chaque candidat s'approchait de la gigantesque marmite ou bouillait le mélange d'eau, d'herbes aromatiques et d'épices, montait lentement l'escalier circulaire qui permettait d'en gagner le sommet, et plongeait dedans dès que l'officiant prononçait la formule rituelle : ' Entre au pot, Fage". Á l'origine, donc, l'anthropophage (notez au passage les ravages que provoque, au cours des siècles, la méconnaissance de l'orthographe) n'était pas celui qui mangeait son prochain, c'est celui qui était mangé. Dans un deuxième temps, c'est devenu le nom du plat, et enfin, le nom de celui qui mange le plat. C'est un peu comme pour les nouilles.

Et pour changer, je vous souhaite un bon appétit

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